jeudi 24 mai 2012

Tout part du bourdon

Un entretien avec Gaëtan Polteau

propos recueillis par Alem Alquier

Grande cornemuse à miroirs (ou « chèvre »)
Le parcours de musicien et d'enseignant de Gaëtan Polteau lui ont fait se poser de nombreuses questions et l'ont amené à chercher des réponses dans plusieurs domaines : répertoire, facture instrumentale, recherches historiques, etc.
Sa formation d'électronicien (BTS électronique : formation en électronique, mécanique et électricité), ses recherches en musées et bibliothèques (relevés d'instruments, lecture de traités et manuscrits, etc.), ses expériences en musiques Renaissance et baroque (notamment en hautbois et musette baroques), ses expériences de musicien et de pédagogue en musiques traditionnelles, sa grande curiosité et son travail en binôme avec Nicolas Rouzier1, lui permettent de créer la compagnie Amalthée2 et un atelier de facture instrumentale.
Son goût pour la transmission et l'enseignement lui fait adopter une réorientation professionnelle : titulaire du DE et du CA de professeur de musiques traditionnelles, il enseigne au Conservatoire à Rayonnement Régional de Limoges depuis 2005.

Il nous parle avec passion de sa vision des trois thèmes qui pour lui sont absolument indissociables : pratique musicale, facture instrumentale, formation... avec un maître-mot : la recherche.


Que signifie le fait de pratiquer de la « musique à bourdon » aujourd'hui ?
Les instruments à bourdon sont porteurs d'une grande richesse de timbres, de tempéraments, de souplesse des doigtés… qui permettent des possibilités musicales immenses à redécouvrir.
La musique à bourdon est d'abord une présence : un son continu préexiste, à partir duquel se développe une mélodie. Il est important, dès lors, de ne pas dissocier trois composantes :
- le bourdon
- le tempérament
- le timbre (l'enveloppe sonore)
Détails chabrette
Le bourdon est un « tapis sonore » sur lequel vient s'appuyer la mélodie. En effet, chaque note de la mélodie entre en résonance avec les harmoniques du bourdon, créant une amplification sonore et donnant une richesse incomparable. Selon les intervalles, la mélodie va entrer en tension ou en repos avec le bourdon. La justesse de ces instruments se base sur ces rapports harmoniques, ce qui peut surprendre une oreille habituée à un tempérament égal (où tous les demi-tons sont égaux). Mais toutefois, ces instruments autorisent une grande précision de justesse ainsi qu'une souplesse de jeu grâce aux différents doigtés. Cela permet de réaliser des micro-intervalles et de jouer sur différentes couleurs de timbres.

La musique n'est pas un art exact…
Effectivement, on ne sait pas caractériser le son pour pouvoir tout comprendre, tous les facteurs d'instruments sont d'accord là-dessus… Il y a un grand décalage entre la théorie scientifique (en l'occurrence musicale) et l'oreille humaine qui, elle, a une qualité exceptionnelle et n'a pas fini de nous étonner.

Tu es facteur de chabrettes (entre autres), et la chabrette limousine, nous dit Robert Matta, est la cornemuse la plus riche en symboles, c'est l'une des plus raffinées de son genre… en a-t-il toujours été ainsi ?
Nous disposons en fait d'un corpus d'une centaine de ces cornemuses environ. Nous pouvons en apprécier les points communs et les différences ; il n'y a pas d'iconographie, nous disent les observateurs… Certes, mais il n'en demeure pas moins que nous pouvons juger sur pièces ! Et ce corpus est composé de factures d'époques différentes ; le chercheur doit savoir trier. Ces instruments, tels que nous les avons retrouvés au XXe siècle, sont la plupart du temps des éléments isolés, sortis de leur contexte d'origine. En effet, ils étaient le plus souvent conçus pour jouer de musique polyphonique en consort : dessus, taille, basse, etc. comme le décrivent divers manuscrits et traités (Mersenne, Prætorius…).
Ce qui est extraordinaire, c'est qu'on se rend compte que ces instruments qui nous ont été légués sont tous construits à l'aide de tracés régulateurs, avec les mêmes rapports de proportion que pour les instruments à cordes, et ce jusqu'au début du règne de Louis XIV. À partir de là les instruments ne sont plus les mêmes, leurs mesures sont plus hétéroclites… Hormis la rupture communément admise entre modalité et tonalité, une autre rupture s'est progressivement opérée depuis cette période, jusqu'à la Révolution, qui mettra un point final aux corporations.
Relevés de mesures (plan) d'un petit bourdon de chabrette
 Non loin de Poitiers, à Croutelle3 , existait un pôle de facture instrumentale très important, depuis le XVe siècle. Or, la plupart des praticiens de ce centre étaient protestants. À partir de la révocation de l'Édit de Nantes, ils ont émigré vers l'Allemagne et ont reproduit leur travail dans leur nouvelle patrie ; ce qui donne une tradition ininterrompue jusqu'à nos jours.

Déjà la fuite des cerveaux ! Mais pour en revenir aux tracés, j'imagine que, comme en architecture, il existait plusieurs types d'échelles de mesures, comme les « coudées » locales… ce qui fait qu'on pouvait rencontrer des instruments qui sonnent différemment suivant les régions, peut-être ?
Oui, mais il ne faut pas oublier qu'avant la rupture progressive dont je viens de parler, tous ces instruments étaient tracés sur le même modèle, aucune place n'était laissée au hasard : les rapports harmoniques qui régissent la musique depuis le Moyen-Âge (2/3 pour la quinte, 3/4 pour la quarte, 4/5 pour la tierce, 5/6 la tierce mineure, etc.) se retrouvent parfaitement dans la logique de construction, c'était partout la même école de lutherie (cordes ou vents) : c'est bien la preuve d'une origine savante ! – ça met en pièces le mythe omniprésent dans les milieux traditionnels selon lequel toutes les cornemuses auraient été fabriquées par des paysans au XIXe siècle… Mais en ce qui concerne l'analogie avec la coudée architecturale, par exemple le « pied de roi » en France était de 324 mm, alors que l'Allemand était de 288 mm, ce qui équivaut musicalement à une différence d'un ton.
Empeigne (ou « boîtier ») de chabrette
De toute façon pour moi, au-delà de l'imagerie ou de la symbolique, il existe un rapport intime entre la chabrette et l'art roman : je compare toujours avec bonheur une chabrette et une petite église romane (par exemple la clef, la lanterne et le pavillon, en regard du clocher et de la cloche…).

Relevé de mesures (plan) d'une empeigne de chabrette
Quels sont tes rapports avec la musette de cour ?
Ah, là, ce fut vraiment un coup de cœur ! le son (le timbre), les possibilités… il est manifeste qu'il existe un lien organologique entre la boîte à bourdons de la musette et le système des bourdons de la chabrette, par exemple. Tout est affaire de transformation : la musette baroque est la continuité de la musette Renaissance. Il y a donc une tradition de facture instrumentale, comme pour les autres cornemuses, en fait. Au XVIIIe siècle, la musette ainsi que la vielle à roue (autre instrument à bourdon) ont été développées contre vents et marées, alors que la musique harmonique était en pleine gloire ; c'était la mode pastorale, les « bergeries », une certaine nostalgie de l'« ancien temps »… Dans l'Histoire il y a toujours un glissement très long, ce n'est jamais binaire, c'est beaucoup plus coloré que ça… et cela a finalement produit quelque chose de singulier : dans une musette, plus les bourdons sonnent, plus ils constituent avec l'ensemble une signature harmonique particulière... en fait ils ont tendance à disparaître !

Chabrette en sol
Comment vois-tu l'innovation dans la facture instrumentale aujourd'hui ?
L'amélioration d'un instrument est bien sûr toujours souhaitable et très intéressante. Ma position est de continuer un processus, à l'aide du matériau extraordinaire que constituent ces connaissances léguées… et il serait incongru pour moi de ne pas s'appuyer sur ces connaissances. Une tabula rasa crée toujours quelque chose d'intéressant, mais éphémère, et au fond, sans base véritable. Nous possédons un inconscient collectif, nous naissons avec un patrimoine nourri de tous les siècles passés de notre culture… La musique fait partie d'un tout, il y a partout des rapports harmoniques, mathématiques… Comme les humanistes de la Renaissance je suis convaincu que la construction d'un instrument doit s'appuyer sur des éléments physiques présents dans la nature et chez l'être humain, bref, dans le vivant… pour produire une musique vivante.

Lanternes en os
En ce qui concerne la formation, et à propos de musique vivante, en Occident on a coutume d'associer musique traditionnelle et oralité…
Je pense que c'est souvent une erreur. Il vaudrait mieux parler de tradition musicale que de musique traditionnelle. Elle peut aussi bien être écrite. Mais dans l'autre sens c'est valable aussi : la partition ne se lit pas uniquement avec les yeux mais beaucoup avec les oreilles. Il est nécessaire de passer à un autre enseignement de la musique, qui permette l'accès à la diversité, sortir de l'ornière d'une pensée sonore unique. C'est la même pensée unique qui fait croire que les instruments anciens ne sont pas fiables, pas justes… il s'agit là d'une vision qui s'appuie sur la méconnaissance du sujet : pour moi c'est une attitude folkloriste.
Dans les années soixante-dix on a ressorti les vieilles cornemuses mais on ne savait pas les faire fonctionner… exemple : grâce aux enregistrements de collectages de ces années-là, nous constatons que le son recherché par les revivalistes était très différent de celui produit par les anciens. Ça prouve bien que déjà à l'époque l'instrument était (et est toujours) « fantasmé », et ne reste le plus souvent qu'un « drapeau » que l'image de l'instrument véhicule (il faut cependant saluer le travail fait à l'époque par Rémy Dubois et Bernard Blanc : ils ont créé la cornemuse 16 pouces puis ses dérivées, instruments qui ont permis une très large diffusion de la cornemuse et des musiques traditionnelles).
Bien au contraire, les instruments qui nous ont été transmis sont porteurs de connaissances, d'autres visions possibles du monde. Claude Levi-Strauss nous explique que « notre plus grande richesse est la découverte de l'Autre ». L'instrument fait partie de ce patrimoine qui nous a été légué et qui nous permet de découvrir « l'autre », et donc nous-mêmes.
Quoi qu'il en soit, la limite est poreuse entre oral et écrit.

Bague en cours de tournage
La recherche, dans ces conditions, peut amener beaucoup…
Oui, la recherche englobe tout. Et elle permet d'aller plus loin : il existe toujours une créativité à partir de ce dont on dispose. Et ce qui m'intéresse par dessus tout, c'est que les gens cherchent au fond d'eux-mêmes, (que ce soit en facture instrumentale, ou dans les rapports humains en général)… au lieu de consommer ! Pour faire un vrai chemin, l'élève doit se prendre en charge, ne doit pas tout attendre du professeur, et faire ses propres recherches. Et c'est la même chose pour l'achat d'un instrument : il est nécessaire d'avoir toujours un dialogue entre luthier et musicien. Or trop souvent on voit des gens qui achètent un instrument comme ils achèteraient une voiture… ça n'a aucun rapport ! il faut prendre le temps de l'essayer, de l'écouter…
Je suis étonné par le peu d'intérêt de la musique traditionnelle (aussi bien le milieu que les institutions) pour la recherche en facture instrumentale. Seule exception notable, l'atelier du Centre occitan des musiques et danses traditionnelles Toulouse Midi-Pyrénées, où il y a une recherche fondamentale et une vraie synergie avec les autres luthiers…


Pour en savoir plus et écouter des extraits sonores, consultez le site de Gaëtan Polteau, www.chabrette.fr



  Discographie de Gaëtan Polteau
 
  • Les Ajhassons, Venez pour entendre chanter, 33 tours, musique traditionnelle de Saintonge.
  • Les Ajhassons, Coquelicot et coqueliquette, deux 45 tours, Chansons et comptines pour enfants.
  • Les Ajhassons, Hommage, 33 tours, musique traditionnelle de Saintonge et compositions.
  • La Gente Poitevinerie, Miroirs, CD autoproduction, danses et mélodies du XVIe au XVIIIe siècles.
  • Collectifs de musiciens acteurs des pratiques actuelles en chabrette, Chabretaires à Ligoure, CD CMTRA/CRMT Limousin.
  • Les Rageous Grattons, Mali covecinja, CD, musiques rock.
  • Compagnie Maître Guillaume, Le Bal, (Sophie Rousseau).

  Bibliographie  
  • Claude Abromont, Guide de la théorie de la musique, 2001, Fayard
  • Dominique Devie, Le tempérament musical, 1990, Société de Musicologie du Languedoc
  • Christian Rault, L'évolution de la lutherie, revue Pastel n°20, 1994
  • Marin Mersenne, L'harmonie Universelle, 1636
  • « Rencontres à Royaumont », instruments à cordes du Moyen-Âge, direction Christian Rault, Creaphis, 1994
  • Jean-Christophe Maillard, La musette, étude historique, organologique et iconographique, mémoire de maîtrise d'éducation musicale, Université de Paris IV
  • Éric Montbel, Carnet de notes, CRMT, 2007
  • « Souffler c'est jouer », textes réunis par E. Montbel et F. Gétreau à l'occasion de l'exposition de 1999, Modal, FAMDT Editions
  • Luc Charles-Dominique, Les ménétriers Français sous l'ancien régime, 1994, Klincksieck
  • Christelle Cazaux, La musique à la cour de François 1er, 2002
  • Thierry Boisvert, Chabrettes, mon Dieu, quelle histoire !, Actes du symposium international sur la cornemuse, la Haye, 1988





3 Le village de Croutelle près de Poitiers a connu une activité entre le XVe siècle et le XVIIe siècle.
Florissant au XVIe siècle, sa disparition coïncide avec la révocation de l'Édit de Nantes. Que fabriquait-on dans les ateliers de Croutelle là où étaient réunis la « perle » des tourneurs ? Guillaume Bouchet (XVIe siècle), dans les Sérées et dans le Discours parle : « de quilles d'ivoire et d'os faites au grand tour, qui toutes les neuf, avec la pirouette et la boîte, ne pèsent qu'un grain de froment, et parfois demi-grain et représentent 11 merveilles assemblées dans un petit corps ». Les Contant, apothicaires et chroniqueurs parlent de « divers instruments de musique percés à jours, comme cornets à bouquin, haut-bois, cornemuses, chèvres sourdes, flageols, piffres et flustes dont le bois qui est excellent et qui rend l'harmonie et le son le plus mélodieux est le buys. » (Commentaires sur la Dioscoride, 1628)