Un entretien avec Gaëtan Polteau
propos recueillis par Alem Alquier
propos recueillis par Alem Alquier
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Grande cornemuse à miroirs (ou « chèvre ») |
Sa formation d'électronicien (BTS électronique : formation en
électronique, mécanique et électricité), ses recherches en musées et
bibliothèques (relevés d'instruments, lecture de traités et manuscrits, etc.),
ses expériences en musiques Renaissance et baroque (notamment en hautbois et
musette baroques), ses expériences de musicien et de pédagogue en musiques
traditionnelles, sa grande curiosité et son travail en binôme avec Nicolas Rouzier1, lui permettent de créer la compagnie
Amalthée2 et un atelier de facture instrumentale.
Son goût pour la transmission et l'enseignement lui fait adopter une réorientation professionnelle : titulaire
du DE et du CA de professeur de musiques traditionnelles,
il enseigne au Conservatoire à Rayonnement Régional de Limoges depuis 2005.
Il nous parle avec passion de sa vision des trois thèmes qui pour
lui sont absolument indissociables : pratique musicale, facture instrumentale,
formation... avec un maître-mot : la recherche.
Les instruments à bourdon sont
porteurs d'une grande richesse de timbres, de tempéraments, de souplesse des
doigtés… qui permettent des possibilités musicales immenses à redécouvrir.
La musique à bourdon est d'abord une présence :
un son continu préexiste, à partir duquel se développe une mélodie. Il est
important, dès lors, de ne pas dissocier trois composantes :
- le bourdon
- le tempérament
- le timbre (l'enveloppe sonore)
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Détails chabrette |
La musique n'est pas un art exact…
Effectivement, on ne sait pas caractériser le
son pour pouvoir tout comprendre, tous les facteurs d'instruments sont d'accord
là-dessus… Il y a un grand décalage entre la théorie scientifique (en
l'occurrence musicale) et l'oreille humaine qui, elle, a une qualité
exceptionnelle et n'a pas fini de nous étonner.
Tu es facteur de chabrettes (entre
autres), et la chabrette limousine, nous dit Robert Matta, est la cornemuse la plus riche en symboles, c'est l'une des plus
raffinées de son genre… en a-t-il toujours été ainsi ?
Nous disposons en fait d'un corpus d'une
centaine de ces cornemuses environ. Nous pouvons en apprécier les points
communs et les différences ; il n'y a pas d'iconographie, nous disent les
observateurs… Certes, mais il n'en demeure pas moins que nous pouvons juger sur
pièces ! Et ce corpus est composé de factures d'époques différentes ; le
chercheur doit savoir trier. Ces instruments, tels que nous les avons retrouvés
au XXe siècle, sont la plupart du temps des
éléments isolés, sortis de leur contexte d'origine. En effet, ils étaient le
plus souvent conçus pour jouer de musique polyphonique en consort :
dessus, taille, basse, etc. comme le décrivent divers manuscrits et traités
(Mersenne, Prætorius…).
Ce qui est extraordinaire, c'est qu'on se rend
compte que ces instruments qui nous ont été légués sont tous construits à
l'aide de tracés régulateurs, avec les mêmes rapports de proportion que pour
les instruments à cordes, et ce jusqu'au début du règne de Louis XIV. À partir
de là les instruments ne sont plus les mêmes, leurs mesures sont plus
hétéroclites… Hormis la rupture communément admise entre modalité et tonalité,
une autre rupture s'est progressivement opérée depuis cette période, jusqu'à la
Révolution, qui mettra un point final aux corporations.
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Relevés de mesures (plan) d'un petit bourdon de chabrette |
Déjà la fuite des cerveaux ! Mais
pour en revenir aux tracés, j'imagine que, comme en architecture, il existait
plusieurs types d'échelles de mesures, comme les « coudées » locales…
ce qui fait qu'on pouvait rencontrer des instruments qui sonnent différemment
suivant les régions, peut-être ?
Oui, mais il ne faut pas oublier qu'avant la
rupture progressive dont je viens de parler, tous ces instruments étaient
tracés sur le même modèle, aucune place n'était laissée au hasard : les rapports harmoniques qui régissent la musique depuis le
Moyen-Âge (2/3 pour la quinte, 3/4 pour la quarte, 4/5 pour la tierce, 5/6 la
tierce mineure, etc.) se retrouvent parfaitement dans la logique de
construction, c'était partout la même école de lutherie (cordes ou vents) :
c'est bien la preuve d'une origine savante ! – ça met en pièces le mythe omniprésent
dans les milieux traditionnels selon lequel toutes les cornemuses auraient été
fabriquées par des paysans au XIXe siècle… Mais
en ce qui concerne l'analogie avec la coudée architecturale, par exemple le « pied de roi » en France était de 324 mm, alors que l'Allemand
était de 288 mm,
ce qui équivaut musicalement à une différence d'un ton.
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Empeigne (ou « boîtier ») de chabrette |
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Relevé de mesures (plan) d'une empeigne de chabrette |
Ah, là, ce fut vraiment un coup de cœur ! le son (le
timbre), les possibilités… il est manifeste qu'il existe un lien organologique
entre la boîte à bourdons de la musette et le système des bourdons de la
chabrette, par exemple. Tout est affaire de transformation : la musette baroque
est la continuité de la musette Renaissance. Il y a donc une tradition de
facture instrumentale, comme pour les autres cornemuses, en fait. Au XVIIIe siècle, la musette ainsi que la vielle à roue
(autre instrument à bourdon) ont été développées contre vents et marées, alors
que la musique harmonique était en pleine gloire ; c'était la mode pastorale,
les « bergeries », une certaine nostalgie de l'« ancien temps »…
Dans l'Histoire il y a toujours un glissement très long, ce n'est jamais
binaire, c'est beaucoup plus coloré que ça… et cela a finalement produit
quelque chose de singulier : dans une musette, plus les bourdons sonnent, plus ils constituent avec l'ensemble une signature harmonique particulière... en fait ils ont tendance à disparaître !
L'amélioration d'un instrument est bien sûr
toujours souhaitable et très intéressante. Ma position est de continuer un
processus, à l'aide du matériau extraordinaire que constituent ces connaissances léguées… et il serait incongru pour moi de ne pas s'appuyer
sur ces connaissances. Une tabula rasa crée toujours quelque chose
d'intéressant, mais éphémère, et au fond, sans base véritable. Nous possédons
un inconscient collectif, nous naissons avec un patrimoine nourri de tous les
siècles passés de notre culture… La musique fait partie d'un tout, il y a
partout des rapports harmoniques, mathématiques… Comme les humanistes de la
Renaissance je suis convaincu que la construction d'un instrument doit
s'appuyer sur des éléments physiques présents dans la nature et chez l'être
humain, bref, dans le vivant… pour produire une musique vivante.
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Lanternes en os |
Je pense que c'est souvent une erreur. Il
vaudrait mieux parler de tradition musicale que de musique traditionnelle. Elle
peut aussi bien être écrite. Mais dans l'autre sens c'est valable aussi : la
partition ne se lit pas uniquement avec les yeux
mais beaucoup avec les oreilles. Il est
nécessaire de passer à un autre enseignement de la musique, qui permette
l'accès à la diversité, sortir de l'ornière d'une pensée sonore unique. C'est
la même pensée unique qui fait croire que les instruments anciens ne sont pas
fiables, pas justes… il s'agit là d'une vision qui s'appuie sur la
méconnaissance du sujet : pour moi c'est une attitude folkloriste.
Dans les années soixante-dix on a ressorti les
vieilles cornemuses mais on ne savait pas les faire fonctionner… exemple :
grâce aux enregistrements de collectages de ces années-là, nous constatons que
le son recherché par les revivalistes était très différent de celui produit par
les anciens. Ça prouve bien que déjà à l'époque l'instrument était (et est
toujours) « fantasmé », et ne reste le plus souvent qu'un « drapeau » que
l'image de l'instrument véhicule (il faut cependant saluer le travail fait à
l'époque par Rémy Dubois et Bernard Blanc : ils ont créé la cornemuse 16 pouces puis ses
dérivées, instruments qui ont permis une très large diffusion de la cornemuse
et des musiques traditionnelles).
Bien au contraire, les instruments qui nous ont
été transmis sont porteurs de connaissances, d'autres visions possibles du
monde. Claude Levi-Strauss nous explique que « notre plus grande
richesse est la découverte de l'Autre ». L'instrument fait partie de ce
patrimoine qui nous a été légué et qui nous permet de découvrir
« l'autre », et donc nous-mêmes.
Quoi qu'il en soit, la limite est poreuse entre
oral et écrit.
Oui, la recherche englobe tout. Et elle
permet d'aller plus loin : il existe toujours une créativité à partir de ce
dont on dispose. Et ce qui m'intéresse par dessus tout, c'est que les gens
cherchent au fond d'eux-mêmes, (que ce soit en facture instrumentale, ou dans
les rapports humains en général)… au lieu de consommer ! Pour faire un vrai
chemin, l'élève doit se prendre en charge, ne doit pas tout attendre du professeur,
et faire ses propres recherches. Et c'est la même chose pour l'achat d'un
instrument : il est nécessaire d'avoir toujours un dialogue entre luthier et
musicien. Or trop souvent on voit des gens qui achètent un instrument comme ils
achèteraient une voiture… ça n'a aucun rapport ! il faut prendre le temps de
l'essayer, de l'écouter…
Je suis étonné par le peu d'intérêt de la
musique traditionnelle (aussi bien le milieu que les institutions) pour la
recherche en facture instrumentale. Seule exception notable, l'atelier du Centre occitan
des musiques et danses traditionnelles Toulouse Midi-Pyrénées, où il y a une
recherche fondamentale et une vraie synergie avec les autres luthiers…
Pour en savoir plus et écouter des extraits sonores, consultez le site de Gaëtan Polteau, www.chabrette.fr
Discographie de Gaëtan Polteau
- Les Ajhassons, Venez pour entendre chanter, 33 tours, musique traditionnelle de Saintonge.
- Les Ajhassons, Coquelicot et coqueliquette, deux 45 tours, Chansons et comptines pour enfants.
- Les Ajhassons, Hommage, 33 tours, musique traditionnelle de Saintonge et compositions.
- La Gente Poitevinerie, Miroirs, CD autoproduction, danses et mélodies du XVIe au XVIIIe siècles.
- Collectifs de musiciens acteurs des pratiques actuelles en chabrette, Chabretaires à Ligoure, CD CMTRA/CRMT Limousin.
- Les Rageous Grattons, Mali covecinja, CD, musiques rock.
- Compagnie Maître Guillaume, Le Bal, (Sophie Rousseau).
Bibliographie
- Claude Abromont, Guide de la théorie de la musique, 2001, Fayard
- Dominique Devie, Le tempérament musical, 1990, Société de Musicologie du Languedoc
- Christian Rault, L'évolution de la lutherie, revue Pastel n°20, 1994
- Marin Mersenne, L'harmonie Universelle, 1636
- « Rencontres à Royaumont », instruments à cordes du Moyen-Âge, direction Christian Rault, Creaphis, 1994
- Jean-Christophe Maillard, La musette, étude historique, organologique et iconographique, mémoire de maîtrise d'éducation musicale, Université de Paris IV
- Éric Montbel, Carnet de notes, CRMT, 2007
- « Souffler c'est jouer », textes réunis par E. Montbel et F. Gétreau à l'occasion de l'exposition de 1999, Modal, FAMDT Editions
- Luc Charles-Dominique, Les ménétriers Français sous l'ancien régime, 1994, Klincksieck
- Christelle Cazaux, La musique à la cour de François 1er, 2002
- Thierry Boisvert, Chabrettes, mon Dieu, quelle histoire !, Actes du symposium international sur la cornemuse, la Haye, 1988