mardi 3 juillet 2012

Le bulletin d'humeur





« Je suis venu, j’ai vu, j’ai bien bu »
« Voyage en jurançonnais » in Commentarii de Bello Gallico,
Julius Caesar, vers 50 av. J-C
Consacré à une brève excursion vers le sud, ce chapitre aurait été censuré 
par des amanuesnis (copistes) soucieux de la Gloire de l’auteur et cette 
phrase remplacée par une version plus guerrière. [réf. nécessaire]


« …Accroupi sale et nu sur le sable d’un désert africain, les yeux plissés par la concentration, le petit homme grave l’os pénien d’un lion… »

Ça c’était il y a bien longtemps…, certains parlent de 25 000 ans, moi, je dis au moins trois numéros de Pastel.
Transmettre la parole, les idées ! Rêve entêté, illusion originelle tenace, d’os pénien en pierre gravée, papyrus, parchemin, papier… Ah ! Le papier ! Cette extraordinaire invention chinoise, trois siècles avant J.-C., transmise par les arabes à l’Occident à partir du VIIIe siècle. Fabuleux « P’tits papiers » en fibres de bambou, écorces de mûrier, lin, chanvre, coton, chiffons recyclés… papier de riz, ou d’Arménie ?
Mais voilà, écrire et transmettre un document nécessite des graveurs, des scribes, auxquels se mêlent parfois des scribouillards qui osent le modifier au gré de leurs humeurs, de l’air du temps… Chapeau bas devant l’édifiante exemplarité de notre citation !

Vers 1450, la presse typographique du génial Gutenberg multiplie sans erreur les copies. Ainsi, en trois ans, son atelier fabrique près de cent quatre-vingts exemplaires de la Bible à quarante-deux lignes, alors qu’un moine copiste n’en aurait produit qu’une !
Foin de la Bible ! Œuvres de Shakespeare, Fables de La Fontaine, Contes des mille et une nuits, Stories from the Scriptures of the Old and New Testament… se succèdent au fil des ans. En 1856 Les Nouveaux Contes de fées de la Comtesse de Ségur inaugurent la fameuse « Bibliothèque Rose », et devancent modestement Jojo Lapin et le mythique Oui-Oui !
Les catalogues de vente par correspondance suivent dès 1885 et le Tarif-album de la Manufacture Française d'Armes et Cycles de St. Étienne ainsi que Le Chasseur français précèdent l’indispensable Almanach Vermot, sa couverture rouge et son fameux « Comment vas-tu… yau de poêle ? » ; monuments de la littérature populaire.
Jusqu’au XVIIIe siècle, les « nouvelles à la main », prémices de la presse Underground, sont produites par des copistes clandestins, seule la presse « autorisée » est imprimée. Ainsi, dès 1605, paraît Relation, La Gazette en 1631, Le journal de Paris, 1777, Le Petit Journal, 1863 ; en 1891 L’Illustration s’enrichit de photographies… L’invention de la presse rotative en 1860 et la loi sur la liberté de la presse de 1881 entraînent la multiplication des titres.
Un million ! C’est le tirage des quotidiens à Paris en 1870 ; le XIXe siècle signe l’âge d’or de la presse écrite.
Saluons avec émotion l’invention cruciale de l’américain Joseph Gayetty qui permet, dès 1857, la fabrication industrielle du papier hygiénique, chaque feuille portant fièrement en filigrane le nom du précurseur. Finis eau, sable, feuilles, algues, mousses, révolu le rabelaisien « oison torche-cul », le papier-toilette sauve d’un définitif oubli nombre de journaux, de revues ou de partitions promis à ce trivial usage. Désormais élevé au rang de « Document historique », le journal entame ses « Cent Glorieuses ».

1962, Marshall Mac Luhan décrète la fin de la « Galaxie de Gutenberg ».
Bienvenue dans la « Galaxie de Marconi », ce « village planétaire », ce monde étriqué où « le média est le message ». Ordinateurs, multimédia, Internet… Concept angoissant d’une transformation irréversible dont les téléphones portables miniaturisés, Ipod-nano et autres cartes d’identification biométrique implantées, seraient des prémices pas très subtils.
Serions-nous ces « médias » ?
Après Homo habilis, érectus, sapiens… le genre « Homo » préparerait-il une nouvelle mutation, rampante, artificielle, technologique ? Homo électronicus ?

Déjà inquiet, j’apprends que Pastel devenait « numérique »… Pastel, dernier rempart du monde réel, porte-drapeau matériel du Patrimoine immatériel.
Notre Patrimoine immatériel désormais dématérialisé !

Foires au vieux papier, « marchés aux puces » d’antan, brocantes, bouquinistes… qu’allez-vous devenir ?
Où trouver désormais votre foisonnant bric-à-brac de vieilles cartes postales, revues gribouillées, journaux hors d’âge, ces modestes trésors qui nourrissaient nos connaissances et notre imaginaire ?
Des voyages dans le temps et la mémoire pour quelques sous, dérisoire prix du rêve !

Limite déprime, j’ai échoué au Bar de l’Union où Bitou, l’informaticien, m’expliqua qu’on pouvait même imaginer le « Bulletin d’Émile », MON bulletin, rédigé par un logiciel « Émilemaux » ! Suffirait de me placer quelques électrodes de-ci de-là pour déduire un algorithme mathématique concentrant mon humble savoir-faire et blabla-blabla… Sympa pour remonter le moral d’un dépressif !
Bien entendu quelques oreilles traînaient et Raymond s’est cru obligé d’intervenir :
« C’est vrai ça ! Tu sais qu’une entreprise lyonnaise a mis une sorte de « cerveau artificiel » dans une raquette de tennis pour améliorer son jeu ! »
Tintin goguenard : « Feraient mieux d’en équiper les joueurs ! »
Momo s’approche : « Et pourquoi pas un ballon qui capterait la position des footballeurs. Le mec arrive au galop pour lui coller une frappe de mule et le ballon… y s’échappe !!! »
C’est alors que Juju surgit, clope de travers, faisant des pointes entre les tables. Sa main droite tient son portable allumé au dessus de sa tête et l’agite, style avion-renifleur.
« Té, regardez ! Je suis un « détecteur de pastaga » électronique ! Regardez… ! »
Et Juju, l’air inspiré d’un Columbo, mégot en bataille, de passer près des tables, inclinant son « portable-renifleur » devant chaque verre en faisant de ridicules bruits de vibreur à chaque « test positif »…
Pfft ! Je n’aurais jamais dû en rire !
 

C’est arrivé peu après, en tapant le premier « Bulletin Mac Luhannien » de ce sinistre Pastel 69, ce Pastel mort-né qui ne succédera jamais au Pastel 68, le dernier « Bulletin Gutenbérien » d’une glorieuse série prolongeant les utopies de « Mai 68 ».
68, au-delà du nombre le symbole : « sous les pavés, la page » ?
 
Et 69… ça vous dit rien ? Trois fois treize plus trente !! Trente, pile le nombre de mes dents… !
C’est pas un « signe numérique » ça ?
Au début tout se passa comme d’habitude, puis je me suis senti progressivement devenir léger, léger, évanescent, pieds quittant le sol, voletant comme une rabelaisienne plume d’oison, impression d’être aspiré par le port USB de ma souris…
Trop tard pour résister. L’Évolution venait de sauter l’étape logicielle. C’est moi qui devenais virtuel !
Émile Maux, Homo numéricus, venait de naître à la non-vie.

Désormais réduit à d’infimes bouts d’ADN désintégré, je file à la vitesse de la lumière dans des circuits obscurs, perdu dans un labyrinthe de diodes, de µ-processeurs, un dédale infini de circuits intégrés, hurlant d’effroi au milieu de RAM et de ROM sans rimes… misérable grain de matière digitalisée usant ses derniers octets pour lancer cet ultime, ce pathétique appel de détresse :
 
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