mardi 23 décembre 2014

Quelques notes sur le stage de Lucilla Galeazzi des 18 et 19 octobre 2014

par Sylvie Allix


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 « Ma mère, comme ses propres parents, était ouvrière à Terni. Aujourd'hui c'est la crise et dans les aciéries de Terni ce sont cinq cent cinquante emplois qui s'arrêtent... Les ritualités se perdent, on ne chante plus à la sortie de l'usine. Moi ? Et bien je suis devenue une ouvrière de la voix ». Voilà comment Lucilla ouvre l'atelier ce samedi-là. Nous sommes vingt prêts pour l'aventure. Un paquet de photocopies circule... Nous allons chanter tout ça ? 
       « Quel répertoire choisir quand tous les dix kilomètres il y a des chants différents, des nourritures différentes, des paysages aussi différents que le sont montagne et plaine... ? On me dit « les chants des montagnes sont tristes »... mais toi, essaye de vivre en montagne avec six mois de neige.... ». Effectivement... nous sommes confortablement installés au COMDT, pas de neige à l'horizon... pas de troupeau non plus. « Il faut bien prendre conscience du fait que les gens ont fait leurs supports musicaux avec ce que la nature leur donnait : pas de zampogna sans brebis. Sans compter les trouvailles vocales pour imiter les animaux, le concert d'un troupeau qui se déplace... » 


       « Je viens d'un monde où on n'allait pas chez un « prof de voix ». Chacun trouvant et gardant son propre registre. Le chant se structurait sur l'utilisation quotidienne de la voix, l'appel des animaux, la communication d'une fenêtre à l'autre dans les villes. Francoooooooooooooooooo ! Quand sa mère appelait le petit Franco qui jouait dans la rue, sa voix était comme une extension de ses bras ! Et Franco rappliquait, illico. Ce monde-là a produit des mélodies courtes : une grande puissance sur quelques notes... pas besoin de s'étaler sur quinze notes ! Bien sûr quelques voix naturelles trouvaient comment faire avec plus d'amplitude mélodique... mais c'était rare. N'oubliez pas que la voix se construisait d'abord sur la fatigue du corps... » 

       Et nous enchaînons sur La Monachella, venue tout droit du temps où chaque famille « plaçait » un enfant au couvent. 

       Pendant deux jours un festival : Mamma mia dammi cento lire, La Grazia, E sveglia Molinaro, E la Me Maire (qu'on peut écouter sur les enregistrements que Lomax a fait dans les années cinquante et soixante en Ligurie, à Cerania, et qui sont diffusés en CD), où la troisième voix est faite d'une note-pédale si caractéristique de ce style. 

       Enfin une halte dans la plaine du Pô, pour la mondada, littéralement le « nettoyage » du riz. « Imagine ce que c'est que de planter, de nettoyer, d'enlever les plantes parasites pendant quarante jours les pieds dans l'eau. Il y a soixante-dix kms de rizières entre Turin et Milan. Vercelli, par exemple, où tu te fais attaquer par des moustiques de la taille d'un Airbus... » On imagine oui, en chantant Vedo Spuntare tra gli Alberi (Amore mio non piangere)... Une mondine demande à ses parents et à son ami de ne pas pleurer : « c'est la rizière qui m'a ruiné la santé ». Mais malgré ces conditions d'une grande dureté, la mondada c'était aussi quarante jours de « liberté » pour les femmes, au sens où elles étaient loin de chez elles et ne subissaient plus le joug familial. Pour les garçons des villages alentour, voir arriver les mondines était une véritable aubaine.... 

       Puis vient le festin des tierces parallèles sur Domani e' Festa... Oui, ces tierces parallèles courent du Piémont jusqu'à Venise. Une façon de se faire résonner ensemble, de se sentir « unis » sans être à l'unisson. Lucilla évoque le groupe I Giorni Cantati, qui, dans les années cinquante, reprenait cette mémoire… « Ces paysans analphabètes avaient compris qu'il leur fallait témoigner de leur monde, le Pô, les animaux, leur vie quotidienne… C'est devenu tout un mouvement et une fête le dernier week-end de mars, la Festa del mondo intero de la Liga di cultura di Piadena. De la démocratie vécue, quoi ! ». 

       C'est au Teatro Sociale di Gualtieri que Lucilla Galeazzi a été invitée en juillet dernier à évoquer la grande « chanteuse de la rizière » Giovanna Daffini dont c'était le centième anniversaire de la naissance. « Mise au travail dans la rizière à treize ans, tu penses bien qu'elle n'avait pas vraiment un corps d'artiste ! Ce corps de travailleuse qui avait été portée sur scène par Dario Fo avait fait scandale dans les années soixante. Les bourgeoises au théâtre criaient « je n'ai pas payé 16 000 lires pour entendre chanter ma femme de chambre »... 

       Nous nous sommes aussi attelés au Gloria tel qu'il se transmet encore aujourd'hui à Montedoro, au cœur de la Sicile. Vibrations polyphoniques qui nous remuent incompréhensiblement. 

       Cinturini, c'est le nom du patron de l'usine de jute de Terni où travaillait la mère de Lucilla. Les femmes partant travailler avant le jour et revenant à la nuit, les maris avaient de quoi être inquiets. On chantait donc par groupes selon son village de provenance, l'union faisant la force quand il y avait tant de danger de harcèlement : dehors bien sûr mais aussi de la part des chefs de service, tous hommes. Lucilla nous lance un défi : « C'est pas tout de chanter la mémoire de ces filles-là : à vous de trouver des paroles françaises « d'orgueil féminin » sur Cinturini ». 
C'est cela aussi, que de passer le flambeau : saurons-nous créer la mémoire de demain ? 

        Encore merci, Lucilla, ouvrière de la transmission de la mémoire.... de son incarnation par le chant, la mémoire qui passe dans le corps chantant.