mardi 23 décembre 2014

Actualité de Manu Théron - deux mille quatorze

par Alem Alquier


        Nous avions convenu de nous retrouver cette après-midi ensoleillée du mois de mars au bar du Matin, place des Carmes à Toulouse. Manu Théron était de passage dans notre ville avec Chin Na Na Poun.



      

      Il tenait une bonne grippe mais se déplaçait tout de même. Il commanda une « bombe ». Le garçon et moi ignorions que ce mélange phocéen n’a de tonnant que le nom et est en réalité un double jus d’orange et de citron. C’est armé de cette survitamine qu’il put me faire part de ses projets. Initialement, j’étais parti pour dresser un portrait du chanteur, mais très vite il a été plus intéressant, tant qu’à dresser quelque chose, que ce soit une liste de ses activités artistiques du moment et à venir. 

        On pourrait, en guise d’introduction, rappeler les nombreuses préoccupations de Manu Théron, et ce depuis des années, pêle-mêle : la musique populaire traditionnelle, les chants syndicalistes, la création contemporaine en langue d’oc, la redynamisation de la vocalité (par opposition au revivalisme ou au « tout-instrumental »), le travail de guide et d’écoute avec le public pendant les concerts, le rapport intime avec les langues (il fut professeur de français en Bulgarie dans une autre vie)… De fait, nombre de ces thématiques transparaissent (et parfois de manière éclatante) dans les cinq à six projets de longue haleine sur lesquels il travaille simultanément. 


1. Lo Còr El Maya 

        Une réflexion a été menée au sein de la formation Lo Còr de la Plana, qui a abouti au besoin de créer une sorte de langue selon un processus qui invoque le croisement (« un peu comme dans le jazz », précise-t-il). Deux axes ont été tracés pour cette réalisation : d’une part l’ancrage au sud de l’Europe, englobant la Méditerranée et au-delà, et d’autre part une décision d’interroger le patrimoine en faisant appel à la vocalité. Ainsi la rencontre avec les musiciens algériens de El Maya et de El Assilah (1) a été décisive pour ce type de réflexion : « Cette rencontre tente d’élucider, dans le couple percussions/voix si emblématique des spiritualités méditerranéennes, ce qui permet une expression musicale collective aussi pleine : tous les sentiments viennent s’y donner libre cours, en recomposant parfois le flux des passions qui nous hantent ou nous déchirent (…) » (2) 
        Au cours de tournées aux États-Unis et ailleurs, les membres du Còr de la Plana rencontrent Assurd.



 2. Ve Zou Via 

        En janvier 2013, le spectacle Ve Zou Via voit le jour : il traite des points communs et des différences entre Marseille et Naples, la ville du groupe Assurd.
        Les réalités sociales et urbanistiques sont au cœur de cette nouvelle formation sous la forme de chansons, souvent traitées avec un humour désenchanté, comme par exemple le thème de la gestion du ramassage des ordures ménagères, faisant intervenir le banditisme et la drogue ; le partage d’une réalité historique entre ces deux villes (la chanson Bambino adaptée de la version originale Gualguione…) avec toujours la vocalité comme fil directeur. Mais, bien que passionnant, c’est un projet lourd : il concerne une dizaine de personnes, à 1 300 km de distance… 



3. Polifonic Sistèm 

        Polifonic Sistèm est un quatuor qui réunit, outre Manu Théron, Ange B (l’autre Fabulous Trobador), l’Arlésien Henri Marquet aux machines, flûtes, galoubet, violon provençal etc. et Clément Gauthier au chant, à la cabrette et aux flûtes. Le propos est ici de passer de la danse trad au funk. Manu Théron réécrit des textes et crée des chansons aux thèmes contemporains, par exemple la situation de l’emploi en France (Polkamploi…). Ils viennent parfois enflammer les bals trad sur Toulouse… 

4. La Madalena 

        C’est un immense projet ! Il s’agit à la base du chant (XIIe siècle) lié à l’installation du culte de Marie-Madeleine à Marseille, dans le quartier du Panier. On pourrait constituer un roman-feuilleton de cette aventure ! Comment ce chant (3) fut interdit en 1712 par l’archevêque de Marseille, se conformant à la récente Contre-Réforme, qui condamna tout syncrétisme… comment le texte fit l’objet d’une édition critique en 1861(4)… comment Manu Théron, pour le restituer, se retrouva à consulter, via Internet, la bibliothèque de Chicago à cause de travaux aux archives de sa propre ville… comment le chœur exclusivement féminin (vingt-trois membres) s’est constitué… comment cette œuvre fut si vivace, attachée à un culte non moins vivace, assimilant « l’éternelle amoureuse du Christ » (et en même temps patronne des prostituées) à l’Artémis d’Éphèse… comment… comment… etc. Nous nous trouvons en présence d’un sujet passionnant, et la genèse de cette œuvre l’est au moins autant que la légende à laquelle elle fait allusion (le débarquement de cette femme aux Saintes-Maries-de-la-Mer en plein empire romain, accompagnée des deux autres Marie et de Lazare, pour évangéliser Marseille la Grecque, et sa retraite à la Sainte-Baume… 
        Ce spectacle a été joué trois fois jusqu’à présent. Manu Théron en parle avec ferveur, sa grippe lui donnant ce petit plus hallucinatoire dans l’expression, et qui fait mon bonheur : « En 1720, Marseille fut frappée de la peste. L’abandon d’une divinité tutélaire ne se fait pas sans payer un tribut… » 
        Toute trace du chant était évaporée jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, qui correspond à sa redécouverte au moment de la destruction de l’oratoire du Panier… Manu Théron en a composé la musique en 2013, pour 23 chanteuses (5) et est devenu pour l’occasion chef de chœur ; chaque femme produit un solo qui est repris en chœur. ManuThéron est rompu depuis longtemps au chant religieux et aux traditions musicales provençales, d’où une certaine facilité à composer une musique originale sur des modèles connus.


        Quant à la portée symbolique de l’œuvre, il la définit au moins sur deux points : d’une part une autre vision de la féminité (« son exhumation par un groupe de femmes représente de fait une forme d’appel à une spiritualité dégagée du truchement religieux (6) ») et d’autre part « en abandonnant un de ses cultes magiques les plus emblématiques, l’Église manifestait une volonté de se couper du peuple et de ses croyances. En assumant cet héritage abandonné, nous ne faisons que reconstituer, par un travail réjouissant de recherches et de ré-appropriation, les données refoulées d’une histoire de la culture et du territoire (7) ». 

 
5. Sirventès 

        Et comme il n’en est plus à un patrimoine médiéval près, il a créé Sirventès en 2013-2014, avec Grégory Dargent à l’oud (qui a joué avec Hijazkar et Electric Jem) et Youssef Hbeish aux percussions (qui a accompagné les frères Joubram). Pour l’instant le répertoire visité concerne trois troubadours des XIIe et XIIIe siècles : Pèire Cardenal, Bertran Carbonel et Raimbaut de Vaqueiras, maîtres des sirventès, précisément. 
En mars, un album était prévu pour l’automne 2014.




        Puis Manu Théron est allé rejoindre la « Brazilian Connexion » de Toulouse rencontrée par hasard sur la terrasse du bar du Matin, sa grippe s’en allait doucement (certainement grâce à la bombe), et nous nous sommes salués. 



Notes
1. Le groupe El Maya El Assilah est originaire du sud-ouest de l’Algérie et pratique une musique de transe, puisée dans une répertoire populaire d’inspiration religieuse. Il paraissait dès lors évident d’allier les énergies des deux groupes… 
2. Extrait du site http://www.cie-lamparo.net à propos de Lo Còr El Maya. 
3. Une première édition de ce texte date de la fin du XVIIIe siècle, par Louis Grosson. 
4. Bory, J.-T., Cantinella provençale du XIe siècle en l'honneur de la Madeleine, Marseille, 1861.  
5. Marie Coumes, Hélène Arnaud, Myriam Boisserie, Karine Berny, Letitia Dutech, Hélène Pagès, Iza François, Camille Simeray, Colette Guilhem, Lise Borki, Dalèle Muller, Fanny Tulasne, Gaëlle Levêque, Mélodie Perrin, Audrey Peinado, Magali et Magalona Bizot, Annie Maltinti, Caroline Tolla, Carole Lazzeri, Muriel Chiaramonti, Géraldine lopez et Marie-Noëlle Pieracci. Certaines font partie de La Mal Coiffée, de Misé Babilha, des Super Belles, du chœur de La Roquette… 
6. et 7. Médiapart, Madalena, la nouvelle reconquête de Manu Théron