vendredi 26 juillet 2013

Roland Becker, Immrama - chronique CD

Roland Becker est l’un des plus originaux créateurs bretons des trente dernières années. Il a navigué du bagad, d’où il est originellement issu – le son de la Kevrenn Alre, bagad d’Auray, plusieurs fois champion de Bretagne, c’est lui !- à la musique de couple dans laquelle il a été bercé depuis toujours : voilà déjà pour ce que l’on peut appeler plus ou moins musique « traditionnelle » bretonne. Il a ensuite tâté de divers mondes : le jazz-rock, le jazz tout court (Roland Becker est un talentueux saxophoniste, aux côtés de la bombarde qui reste son instrument principal), la balloche franco-bretonne style musette, les tentatives « contemporaines », la reconstitution muséographique… et j’en passe forcément.
Notre musicien reste une valeur sûre aux côtés de personnalités ou de groupes qui restent parfois l’éphémère coqueluche des festoù-noz citadins, ou des grand-messes au Stade de France ! On a deviné que Roland Becker aimait se remettre en question et chercher de nouveaux univers, marqués cependant par la touche bretonne… et la touche Becker. Rien de surprenant alors qu’il nous invite à ses Immrama : il suffit alors de se replonger dans l’imaginaire celtique, au paganisme mâtiné de christianisme,  et d’effectuer autant de ces voyages mythiques vers la Douar ar Yaouankiz – ou Tir na nÓg … ou encore Terre de la Jeunesse, sorte de paradis des héros -, qu’il y a de morceaux au sein du CD. Le dessein n’est pas mégalomane : notre musicien réagit en bon Celte, et se réfère peut-être aussi à ses anciennes racines transplantées de l’Est lointain en Bretagne par un aïeul, lors du conflit de 1870. Celtes et Nordiques ne séparent pas le visible et l’invisible. On comprendra alors que ces errances irrationnelles sont proches, finalement, des mutations que la Bretagne a connues en matière de musique, en trente ou quarante ans, de même que le XXIe siècle, marqué par les révolutions d’un continent virtuel nommé Internet, vit lui aussi ses Immrama ! Reste alors à Roland Becker de se munir des ingrédients qui le conduiront à ces vagabondages. On retrouve le biniou et la bombarde « d’avant », ceux qui ignorent le tempérament égal érigé en loi universelle lors de la mise en place, à la fin des années quarante, des premiers Bagadoù, par ceux qui alors cherchaient à rendre « audible » la musique bretonne en faisant jouer « juste » ses instruments. Les échelles si caractéristiques deviennent alors une référence pour la harpe qui se joint au couple traditionnel, tout comme la vielle à roue qui s’est agrégée elle aussi à l’ensemble. Des percussions de tous azimuts soutiennent efficacement le tout, parfois enrichi de timbres nouveaux : flûtes et clarinettes jouées par le maître de cérémonies, quand il ne met pas en action carillons, coquillages, hochets, bassins, ou rhombes. De ci, de là, une veuze, un saz, un rebec contribuent à changer le cap de tel ou tel Immram. Pour accentuer le dépaysement donné par cet assemblage certes acoustique à 100%, mais malgré tout un peu hétéroclite, on met alors en œuvre des modes rythmiques cycliques (sic) en 5, 11, 13 et 17 temps, ce qui semble bien éloigné de la tradition pour le béotien, alors que l’on sait que bon nombre de chansons utilisent des mesures dites asymétriques dans la musique bretonne, et même dans le monde de la danse (ne danse-t-on pas systématiquement des ridées à 6 temps sur des airs à 8 temps, en pays gallo ?)… Modes exploitant le tempérament inégal, rythmes atypiques : ces idées d’apparence dépaysantes sont adoucies par des mélodies rappelant très clairement les airs vannetais que Roland d’Auray connaît à merveille. Les bizarreries de la conception musicale s’atténuent par la cohésion sonore de l’ensemble, dont on oublie vite l’apparente disparité, et par les mélodies qui semblent bien provenir d’un univers connu. À ce sujet, il ne sera sans doute pas souhaitable de se plonger tout de suite dans la lecture du livret – conséquent – qui accompagne le CD. Il faut avouer que l’on s’abandonne dans ces notices à une certaine pédanterie, voire à des assertions douteuses. Eh bien non, proclamons-le bien fort, il n’y a pas de « quarts de ton » dans la musique bretonne !! La preuve en est qu’aucun de ces instruments anciens, certes accordés selon un tempérament inégal, ne reproduit exactement les mêmes intervalles de l’un à l’autre, de même que biniou et bombarde, même s’ils sont conçus pour jouer ensemble, n’ont pas exactement la même échelle ! Les quarts de ton, ils appartiennent à la théorie grecque antique – et l’on n’est pas sûr de leur nature exacte –, on les emploie dans certaines musiques du début du XXe siècle, telles celles de Haba, Ives, ou Vichnegradsky, et on les a érigés en règle dans la musique arabe, en les confondant avec les inflexions (ou micro-intervalles) exigées dans tel ou tel mode. Les micro-intervalles de la musique bretonne, comme les degrés baissés ou montés de la musique arabe, ont la valeur expressive qu’offrent les modes de tempérament inégal (car le terme « non-tempéré » est une absurdité…). Bref, de quoi fournir un long article pour Pastel, donc arrêtons là ! Il reste à déguster ces intonations délectables, et à se faire bercer par cette répétitivité rythmique et faussement chaotique. Car c’est avant tout l’écoute qui va permettre à l’auditeur de s’évader, tout en restant dans une couleur chatoyante, et une orientation artistique somme toute homogène.

Jean-Christophe Maillard



Roland Becker
Immrama
Oyoun Muzik, 2010

En savoir plus et écouter des extraits :
http://oyounmuzik.com