vendredi 26 juillet 2013

Beatiho - chronique livret-CD

Document bibliographique ou disque compact ? Livre d’art ou notice d’une création musicale ? En tout cas, Beatiho ne se rangera pas dans nos bibliothèques aux côtés des CD. La formule se développe de plus en plus : il s’agit d’un livre de petit format in-16 (« livre de poche » cartonné, pour simplifier) accompagné d’un disque compact, supports appelés à fonctionner en interaction, le son se faisant prolongement des images et des textes qui y sont proposés.
Les images, ce sont une série de belles reproductions de ces béatilles dont le musée d’Arles possède une importante collection. Petits objets élaborés par certaines congrégations de religieuses, elles ont ici essentiellement l’aspect de boîtes dont une face est vitrée, ces boîtes contenant en miniature diverses scènes de la vie conventuelle : les religieuses dans leurs cellules, priant auprès d’un autel, voire réunies en groupe lors de l’office, en compagnie du célébrant. Les scènes sont représentées à l’aide de petits personnages en faïence, le décor et les costumes dus à la patience et la méticulosité des sœurs dont les « ouvrages de dames » sont avant tout destinés à la piété ou la dévotion. Le Museon Arlaten, aidé des commentaires exhaustifs des deux co-auteurs Dominique Séréna et Alain Gérard, a tenu à célébrer cette collection unique de pièces datées du XVIIe au XIXe siècles d’une manière originale. Leur aspect à la fois naïf et austère n’est pas sans impressionner, par le spiritualisme très particulier qui en émane : c’est sans doute ce qui a conduit à mettre ces productions à la fois étranges et humbles en parallèle avec deux monuments du mysticisme et de la poésie de l’Espagne de la Contre-Réforme : Thérèse d’Avila et Jean de la Croix. C’est alors qu’intervient le travail de Guylaine Renaud et de Beñat Achiary, qui conjuguent leurs talents d’une manière toute naturelle peut-on dire. De manière tout aussi naturelle s’ajoutent deux autres partenaires : Dominique Regef sur sa vielle, son violoncelle et sa dilruba d’une part, et d’autre part Gérard Siracusa aux percussions diverses et multiples. Pourquoi naturelle ? Parce que chacun reste fidèle à lui-même, et qu’en même temps une certaine osmose apparaît au sein des morceaux qui exploitent de l’un à l’autre des climats relativement variés : les deux textes occitans que Guylaine a insérés parmi les poèmes castillans des deux grands saints plongent dans une atmosphère de cantilène rappelant certaines interprétations du répertoire des Troubadours, tandis que le chien insistant et obsédant de la vielle va induire une rythmique haletante sur laquelle Beñat plaque ces déclamations éperdues qu’on lui connaît. L’attirail percussif et subtil de Gérard suscite les envolées en falsetto de notre fameux vocaliste basque, ou se marie aux walking basses du violoncelle. Les deux voix humaines tentent parfois de s’opposer, parfois de se compléter… déclamant ces textes que l’auditeur n’est pas obligé de comprendre, car ils ne bénéficient d’aucune traduction au sein du livre. Ce parti-pris d’esthétisme total, même dans l’énoncé de ce superbe castillan que Guylaine et Beñat possèdent de manière très honorable, n’est pas sans gêner. Est-ce par une pudeur excessive que l’on a hésité à traduire ces textes difficiles, ou pour les nimber de mystère pour le non-hispaniste ? En tout cas, le message profond de ces réflexions mystiques ne sera réservé, dans ce contexte d’un disque publié en France, qu’à quelques felices iniciados ! Et ce détail qui pourrait paraître insignifiant semble finalement montrer le fil conducteur de cette réalisation très originale : par le côté insolite et envoûtant de ces curieuses petites boîtes contenant des tranches de vies qui nous sont étrangères, par les sonorités tantôt percutantes, tantôt caressantes, tantôt presque effrayées des voix servant un texte dont certains ne peuvent qu’imaginer la teneur, par le support instrumental qui crée superbement les climats et ambiances, l’auditeur est transporté dans un monde abstrait, complexe, de ces omnium invisibilium qu’offre le Créateur aux croyants et qui ouvre l’imaginaire à tout esprit humain, habité ou non par la foi… C’est alors que les deux textes très complémentaires que proposent au début du livre Guylaine et Beñat deviennent parlants : les artistes se livrent à un cheminement proposé par ces objets empreints d’humilité et de piété, éclairés par les images profondes et les superbes textes de deux grands poètes et mystiques. Et enfin, à l’image des crèches provençales, c’est à chacun de rejoindre la divinité ou son image à sa manière… Au lieu d’être le meunier, le pêcheur, le bûcheron ou le tambourinaire, nos quatre musiciens sont à la fois eux-mêmes, pétris de leurs talents, de ces tics ou manies qui en font les personnalités que l’on aime, tout en se dévoilant tels les « ravis » de la crèche devant le dénuement et la grandeur d’un monde insoupçonné.

Jean-Christophe Maillard

Beatiho - Thérèse d’Avila et Jean de la Croix
Ouvrage de Dominique Séréna et Alain Gérard
Musique de Guylaine Renaud, Beñat Achiary, Dominique Regef et Gérard Siracusa
Arles, Association d’idées / Museon Arlaten / Actes Sud, 2012, 76p. et un CD.

En savoir plus :
Quelques pages à découvrir sur www.actes-sud.fr
Extraits à écouter sur www.guylaine-renaud.eu