lundi 17 décembre 2012

Le bulletin d'humeur



« Je sème à tout vent ».

Contrairement à une opinion fort répandue, cette devise, emblématique du « Petit Larousse Illustré », n’est pas due au grand séducteur Giacomo Casanova, violoniste, écrivain, magicien, espion, diplomate, bibliothécaire « Vénitien » (1725-1798),
mais à Émile Reiber, architecte et décorateur français (1826-1893).
(Et dire que personne ne s’en doutait… sacré Émile !)


N’avez-vous jamais rêvé de vacances et de ciel bleu, d’un paradis où votre parasol trônerait solitaire sur une immense plage de sable fin, un fond de bruit de vagues berçant une douce somnolence… Puis un quidam se pointe avec armes et bagages et plante son parasol, certes loin de vous, mais il en vient un autre qui plante le sien, plus tard un autre fait de même et d’autres, d’autres encore… une armada de parasols qui s’approchent, s’approchent et transforment votre Éden solitaire en citée HLM des années 60. La jonction de leurs corolles pourrait être une limite naturelle, décente… Que nenni ! Les intrus n’hésitent pas à incliner leurs parasols, à chevaucher le vôtre, et, au besoin, à déplacer votre serviette de bain !
Un cauchemar fait de promiscuité et de bruits, un monde primitif… the wild beach of umbrellas lawless !
D’où le « Paradoxe du Parasol » : « Indépendamment du lieu et du contexte, il reste toujours assez de place sur une plage pour y planter un parasol. » 
Quel rapport avec la musique ou la danse… ?

Mais tout, bien sûr !! Tout !
Qui ne s’est pas émerveillé devant ces partitions de musique classique agrémentée de croches simples, doubles, triples ? Des pages et des pages de notes superposées par pleines rangées et alignées comme à la parade, sortes de monuments graphiques d’un gothique flamboyant ? Contemplez ces temps binaires, ternaires, ces quartolets, septolets… ces espaces blancs parés de somptueux signes cabalistiques dont les noms fleurent Venise et sa fastueuse Piazza San Marcopianississimo, sotto voce, rinforzando, smorzando… Admirez ces implacables tempi à la discrète précision… allegro appassionato, andante moderato, lo stesso tempo… un monde de rigueur et de beauté !

Et ploum, ploum, ploum… voici venir nos partoches de musique « traditionnelle » où branles, rondeaux et autres bourrées s’aventurent à remplir des portées où de paresseuses rondes s’étalent complaisamment alors que, plus loin, quelques croches faméliques peinent à remplir leurs barres de mesures. Blanches et noires pointées s’y empoignent sur des rythmes incertains ; 2/4 ou 6/8 ? Va savoir qui l’emportera ! Sans oublier cette invisible, cette évanescente, cette fumeuse « cadence » si chère aux danseurs !
La cruauté de la comparaison fait monter le rouge de la honte à mon visage… Vite, quelques boites d’antidépresseurs !

Mais toutes les musiques, fussent-elles populaires ou « traditionnelles », se doivent d’obéir aux Grandes Lois Naturelles à commencer par le « Paradoxe du Parasol ». D’ailleurs Victor Hugo, lui-même, l’écrivait déjà, dans L'homme qui rit, en 1869 : « L'esprit, comme la nature, a horreur du vide. » !
Les premiers à défourailler vinrent des Amériques où de fougueux rythmes latinos, salsas, bossas-novas, sambas, pasodobles… répondent à ceux du Nord où le jazz accélère suivi par la country et le bluegrass aussi. Peu après les Irlandais se réveillent… Ils jouent tous vite et bien, et de plus en plus vite ! Les mélodies de danses se gorgent d’agréments comme la bière remplit les pintes. Mordus du mordant, groupies du gruppetto, stakhanovistes du triolet garnissent les intervalles « déserts » comme la farce bourre la volaille. La peur du vide, celle dont la nature aurait horreur ?
Qu’en pensent les danseurs ?

À ce moment - extraordinaire hasard - passe devant mes yeux notre Johnny Cazenave, le Roi de la Country Dance, stetson de travers, chemise à franges et bolo-tie en bataille :
« Hé ! Salut Johnny, ça va bien depuis le Pastel 65 1 ? »
J’entends à peine sa voix essoufflée « … pas le temps musique… too fast ! » avant qu’il ne disparaisse au lointain, ses jambes en cerceau s’activant comme les pistons endiablés du train de l’Enfer.

Que les démons emportent donc la danse et les danseurs, voici venu le « Temps des Celtitudes ».
Comment résister à l’attractivité phéromonique de toutes ces croches, doubles, triples… à cette virtuosité à portée de main qui inspire bien des groupes « celtiques » ?
Mais, comment reconnaître un « groupe celtique » ?
Axiome 1 :
Toute mélodie devient « celtique » dès lors qu’aucun espace rythmique ne reste vide de notes, le tempo de base pouvant être indéfiniment accéléré.
Axiome 2 :
La cornemuse écossaise est indispensable aux groupes du nord et la galicienne à ceux du sud,
Tout autre modèle de cornemuse doit être soigneusement proscrit.

Cette base théorique étant clairement définie, vous trouverez aisément sur le Net des groupes de musique Celto Pop-Anglaise, Celto Cubaine, Celto Rock, Celto Kabyle, Celto Jazz-Word, Celto Berbère, Celto Bretonne, Celto Électrique, Celto Punk, Celto Tzigane, Celto Charentaise, Basco Celte, Celto Médiéval … et même du Celto Baroque avec Jordi Savall et sa Viole Celtique ! (Jordi, petit coquin, on avait dit Cornemuse Galicienne pour le sud !!)
Il existerait même des groupes Celto Celtiques !!
Mais voilà maintenant que les bourrées accélèrent, ainsi que les rondeaux, polskas et autres chapelloises. Les musicos remplissent les partoches à une vitesse qui exclut toute possibilité de retour.
Au bout de cet étroit chemin, toutes les notes se ressemblent. Où mène ce staccato de machine à écrire, cette accélération qui écrase les mélodies et les rend indiscernables, transposables, mondialisables… en un mot « celtiques » ?
Toutes ces notes noires sur ces partitions blanches, beaucoup trop de Ying dans le Yang, les musiciens vont trop loin, ils menacent l’Équilibre Originel.
« Noir c’est noi-ar, il n’y a plus d’es-poir… ! » chantait Johnny. (Pas le danseur, l’autre.)

Chut !
Alors que les limites de notre ouïe interdisent toute discrimination, notre cerveau discerne un son continu, somme de l’ensemble des fréquences… Un « bruit blanc » comme celui du sable qui coule sur les dunes du désert ou celui des vagues de la mer, notre Mère Créatrice. Le son du Paradis des Parasols.

Silence !
J’entends comme un bourdon sonore, une sorte de « OMmmm… ».
« OM », le Son Primordial, le Verbe Créateur, le Mantra des mantras, la Quintessence de l'univers.
La révélation illumine mon esprit : les musiques « celtiques » convergent vers la Sagesse Ultime pour peu que les musiciens accélèrent encore un peu. Cette élévation vers le Son Créateur, la musique classique en rêvait et vous, vous l’avez fait.
Courag’ les gâs ! Y reste encore un peu de place pour quelques quadruples croches !

« OMmmmmmmmm… »
Le Celto Bal-Folk s’anime avec le Cercle Circassien.

« OMmmmmmmmm… »
Les derviches tourneurs virevoltent majestueusement sur le Cercle de la Perfection.

« OMmmmmmmmm… »
Revêtu du khirqah et coiffé d’une haute toque de feutre gris, Johnny Cazenave pirouette au milieu des derviches.

Commmmmmmmm… je suis bien sous mon parasol…

1 Lire le Bulletin d'humeur... rondelette in Pastel n°65 p56, 1er semestre 2010.