Maclura et Lune de cèdre |
Le bois... d'où vient cette passion ? Quel cheminement t'a conduit vers les Arbrassons ?
J.L.: C'est une question que
je me pose encore ! Cela fait partie de ces cheminements où l'on
est guidé pas à pas par on ne sait quoi. Il y a une évidente
filiation familiale, celle de mon grand-père, qui était d'une
longue lignée de forestiers dans le Jura. Je signe aujourd'hui mes
sculptures avec le marteau de forestier de mon arrière-grand-père.
Mais tout cela était bien loin car j'avais pris un chemin très différent :
j'étais prestidigitateur et professeur d'arts martiaux, ce qui n'avait
pas forcément grand rapport. Un jour, en plein Paris, j'ai vu un
élagueur dans un arbre, et j'ai eu une révélation, si l'on peut
dire : "Ce qu'il te faut en ce moment, c'est rester en plein
cœur
de la ville, mais partir comme un aventurier vivre dans les arbres".
J'ai appelé l'élagueur et lui ai demandé comment faire pour
apprendre ce métier. Il m'a dit : "Tu tombes bien - comme par
hasard - une formation commence à la fin du mois, inscris-toi à la
ville de Paris, il y a encore des places". Je me suis inscrit et
j'ai changé de vie, mais j'ai retrouvé ma vie, ou plutôt
retrouvé quelque chose que je n'avais jamais quitté, qui faisait
partie de moi. Ce n'est pas une passion subite qui m'a pris, c'est
plutôt une passion éternelle qui m'a rattrapé. J'ai
retrouvé mon vrai chemin. Dans le spectacle il y avait
quelque chose d'impermanent qui me plaisait ; j'ai commencé dans la
rue, à Beaubourg, c'était une très belle expérience, très dure.
La rue, c'est la plus dure école, une école d'improvisation, où il
faut en permanence être vigilant, tenir son public, le modeler,
alors que la prestidigitation est techniquement très contraignante
et difficile. Mais j'avais besoin d'aller plus loin dans un
cheminement personnel, une recherche intérieure, et c'est dans les
arbres que je l'ai trouvé, dans ce métier ouvrier vécu comme un
rite initiatique.
As-tu découvert un lien gestuel
entre ce métier d'élagueur et la pratique des arts martiaux ?
J.L.: Oui, bien sûr, c'est ce que j'ai
perçu tout de suite : un rappel à la vigilance, ce qu'on appelle le
zanchin
en japonais. Un élagueur risque sa vie doublement,
triplement. Alors qu'un bûcheron peut se sauver du pied d'un arbre
s'il explose ou tombe du mauvais côté, un élagueur est attaché à
l'arbre, il est dedans, c'est un grimpeur, un acrobate, donc il
cumule les risques de la tronçonneuse et les risques de chute.
On peut dire que c'est un métier
plutôt zen ?
J.L.: C'est un métier où le zen est
une nécessité, oui. C'est un métier qui calme !
As-tu ressenti une communauté
d'esprit avec tes compagnons ?
J.L.: Une communauté de caractères
qui ont, comme moi, vu dans ce métier un moyen d'exorciser des
peurs, de libérer de l'adrénaline, donc de la violence, mais en
ayant une obligation vitale de la maîtriser, pour la transformer en
un art. C'est un art parce que l'on sculpte. On sculpte un volume
dans lequel on est, c'est extraordinaire, ça ! Mon apprentissage de
la sculpture vraiment pratique, pragmatique, commence là.
Apprentissage fabuleux, parce que dans l'abstraction totale. Quand on
est dans un arbre, on doit maîtriser le volume de son houppier
(l'arborescence), équilibrer la forme, les rapports de densité,
alors qu'on est à l'intérieur, sans aucun recul. Cela oblige à
faire une projection mentale complète de l'architecture de l'arbre.
Et là, certaines choses se passent, car dans cette projection on est
très proche de l'identification. En passant d'une essence à
l'autre, chaque arbre a son vocabulaire architectural, comme une
forme de partition musicale, que l'on interprète gestuellement. On
ne grimpe pas de la même manière dans un érable, qui a une
ramification alterne opposée, que sur un arbre qui a une
ramification spiralée ou distique. Tout ce vocabulaire même est
extraordinaire. C'est de la danse, et si l'on n'aborde pas ce métier
comme une danse, on est laborieux.
J'imagine
qu'il y a une jubilation à agir autant avec son corps qu'avec sa
tête, car ainsi naît l'esthétique ?
J.L.:
Exactement. Et puis on doit s'oublier. Le corps et la tête... le
problème c'est toujours le dialogue entre les deux. Si l'on procède
de manière analytique, cartésienne, c'est laborieux... Donc on est obligé de trouver un mode d'échange entre
le corps et l'esprit beaucoup plus vif, spontané, instinctif,
intuitif. C'est en lien direct avec les arts martiaux, avec le "budo" (la voie du guerrier), mais dans une application quotidienne. J'étais
à un haut niveau dans les arts martiaux, et quand j'ai vu ces
grimpeurs / élagueurs, je me suis dit qu'ils ne rigolaient pas ! Ils
le font tous les jours, ils exercent tous les fondamentaux du budo,
et
pas
dans une salle de sport. En
plus, il y avait cette progression dans l'écoute de la matière ; en
grimpant, notre vie tient aussi à la résistance du bois, à la
tenue du matériau. On le regarde, on l'observe, mais le meilleur
moyen pour savoir ce qu'il a dans le ventre, c'est-à-dire ce qu'il y
a à l'intérieur, c'est l'oreille. On tapote déjà le tronc quand
on monte, c'est un signe un peu symbolique de sympathie, comme quand
on monte sur le dos d'un cheval, et au fur et à mesure du parcours
dans l'arbre, on écoute tous les contacts, patiemment, et cela
devient une seconde nature.
Donc un élagueur est déjà un peu luthier, par ce rapport au
bois à travers sa résonance. Tu as eu l'occasion de récupérer des
chutes de bois d'arbres vénérables ; comment t'est venue l'idée de
les sculpter ?
J.L.: Déjà, au début, ce ne sont pas des morceaux de bois, ce sont
des morceaux d'arbres. On les a connus vivants, et on leur doit ce
respect ; respect d'une entité, d'un personnage qu'on a rencontré. Tu disais : un élagueur c'est un luthier... Au début je travaillais
avec un collègue qui faisait de la percussion africaine et qui se
fabriquait des djembés et des tambours d'appel dans des troncs
creusés à la tronçonneuse. Et puis ayant, en plus d'un grand-père
forestier, un père professeur des Beaux-Arts,
et bien que celui-ci n'ait rien voulu m'apprendre, j'héritais d'une
tradition forte. Je ne pouvais pas me retenir : j'avais
un matériau extraordinaire avec ces témoignages de mémoire, et je
grimpais dans les arbres les plus prestigieux de la ville de Paris,
aux Champs-Elysées, au Trocadéro, au Champ de Mars, mais
aussi dans les arbres qui veillent sur les amoureux des bancs publics, dans les petites ruelles, depuis si longtemps... ils en ont
vu passer des histoires d'amour, s'ils pouvaient raconter ça ! J'ai
donc commencé la sculpture au son du djembé en me disant que
j'allais essayer de sauver ces morceaux de mémoire ; sans aucune
recherche sonore et musicale au début, mais simplement dans un
profond élan de donner une forme à cette mémoire.
Comment ces sculptures sont-elles devenues des instruments,
comment as-tu découvert ce procédé incroyable pour les faire
sonner ?
J.L.:
L'immense respect que je leur portais m'imposait un esprit que l'on
dit en japonais mushotoku
:
sans but ni profit, et m'imposait aussi une abstraction de la forme,
de ne rien imposer de mon esprit à la matière, pour agir dans la
sculpture en parfaite cohérence avec la dynamique énergétique que
le morceau d'arbre possédait déjà, et que j'avais repérée sur le
chantier au sol. Donc le tout était
de respecter cette vie intérieure. J'ai pratiqué dans la ligne
directe du budo, pour être comme un jardinier qui plante des graines
de hasard pour récolter des apparitions : une première coupe, pas
de croquis préparatoires, une seule bille, un seul geste, et on
s'interdit de rater un morceau d'arbre. Il n'y a pas de repentir.
C'est le symbole de l'improvisation pure, comme un lien de médiation
entre nous et l'invisible. Donc je pratiquais la sculpture dans cette
logique, et je me suis mis à faire des entailles successives qui
donnaient au volume une apparence vibratoire, parce que l'expérience
vibratoire était fondamentale dans l'arbre. J'avais l'intuition que
c'était quelque chose de porteur, que de multiples vibrations
traversaient le tronc de l'arbre et parlaient de sa mémoire. Quand
on tape, quand on sonde, quand on écoute, on est en permanence dans
ce que j'appelle l'oreille
sonar,
et j'ai réalisé qu'il n'y a pas de différence fondamentale de
nature entre l'objet matériel, le son et la lumière : tout cela est
vibration. Ce n'est qu'une vue de l'esprit qui transforme et
classifie les choses : matière, vide, son, lumière. C'est parce que
nous avons des organes sensitifs séparés que nous faisons ces
distinctions. Donc je voulais donner à mes sculptures l'apparence
des volumes, avec en même temps du plein et du vide, quelque chose
de vibratoire. À
la fin d'une exposition, je pose la main sur une sculpture pour la livrer à un
client et elle se met à vibrer, à chanter !
Des chants d'oiseaux jaillissent sous ma main, qui était moite et a
glissé, et les Arbrassons étaient nés !
Tu étais seul, ou y avait-il un témoin ?
J.L.: Il y avait des témoins. D'abord j'ai cru que j'étais devenu
fou, heureusement il y avait des gens dans la galerie qui se sont
retournés, qui sont venus me voir : "Vous pouvez recommencer ?"
J'ai dit : "Je n'en sais rien, je ne sais pas ce qui se passe,
je ne comprends pas". Alors j'ai remis la main dessus, et ça a
marché, une envolée d'oiseaux tout aussi extraordinaire a jailli,
et là ils m'ont traité de ventriloque, ils cherchaient un
haut-parleur caché dans le sol...
J.L.: Oui, complètement ! C'est jubilatoire, parce qu'à chaque fois
que je fais un concert aujourd'hui, il y a toujours quelqu'un dans le
public pour me dire à la fin : "Ah, c'est magique !"
C'était effectivement magique et cela le reste, car depuis je n'ai
pas fait mieux que le premier Arbrasson, il était parfait. J'en ai
fait beaucoup d'autres, et j'ai découvert d'autre choses, des
basses, des sons continus... J'ai développé - pas amélioré - le
phénomène. Pour moi, c'est plutôt un phénomène qu'un procédé.
Un procédé acoustique voudrait dire qu'il se résume à un
descriptif technique. Je sais ce que c'est, car j'ai fait à l'époque
une démarche de dépôt de brevet à l'I.N.P.I. Le problème, c'est
que lorsque j'ai travaillé avec un luthier pour suivre ce descriptif
technique et essayer de reproduire les sons en atelier, on a obtenu
des grincements de porte abominables, que l'on peut accorder
éventuellement, mais qui échappent complètement à l'entendement.
Au début, il me disait que ce serait facile à maîtriser, en
travaillant pour comprendre le phénomène... mais pas du tout ! Cela
doit rester dans une dynamique autant spirituelle et philosophique
que technique et pragmatique, par le toucher, la connaissance du
matériau, avec une disponibilité mentale absolue.
Cela veut dire que lorsque tu sculptes une branche dont tu veux
faire jaillir des sons, tu agis de manière complètement intuitive.
Retrouves-tu dans ce rapport au bois une prolongation de ton métier
d'élagueur, et en particulier cette danse dont tu parlais ? Tu
travailles toujours à la tronçonneuse, je crois ?
J.L.: Oui, essentiellement, et parfois à la scie. Mais c'est avec la
tronçonneuse que j'ai la relation la plus forte, pas seulement avec
la matière, mais aussi dans le rituel. Il s'agit pour moi, et
c'était le cas à l'époque, de transformer un outil de mort,
extrêmement violent, en geste de vie. C'est dans cette violence et
la fureur du son de la tronçonneuse, quand on la retient dans la
maîtrise du chaos, que jaillit l'acte le plus créatif.
Effectivement je retrouve toute la tension qu'on peut avoir dans
l'élagage et dans le budo. On n'intervient pas uniquement avec nos
tripes : on en a, on les met sous pression, mais c'est comme une
cocotte-minute, on contient, et puis on filtre. Et c'est dans cette
manière de filtrer que je vais donner des petites profondeurs de
traits de scie, des traits de tronçonneuse, différentes en variant
ma respiration, mon centre de gravité, et c'est ce qui va donner
ensuite sur l'Arbrasson la ligne mélodique.
Donc on peut dire qu'il y a un lien direct entre la perception
esthétique que tu as de ce morceau d'arbre et sa musicalité ?
J.L.: Absolument. Nous, occidentaux, sommes vraiment coupés en
morceaux, notre esprit est totalement segmenté. Souvent les gens me
disent après un concert : "En plus, c'est beau !..." Je
tombe des nues à chaque fois, et je ne sais pas trop quoi leur
répondre ! Pour moi c'est d'une telle évidence... Et pourtant ils
me disent : "C'est important alors, la forme, pour le son ?"
Non : indirectement, c'est fondamental, techniquement, cela n'a
aucune importance. Ce qui est important, c'est la dimension, le
rapport de proportions des lames vibrantes. La sculpture qui est
porteuse de ces anches peut prendre toutes les formes du monde. Par
contre, c'est cette dynamique globale de beauté, d'harmonie et de
transformation du chaos qui va habiter l'œuvre.
Soleil |
Tu as dit le mot "anche", c'est donc un phénomène
vibratoire comme sur les instruments à vent, ces anches vibrent et
génèrent un son ?
J.L.: Nous sommes face à ce que les scientifiques appellent un
idiophone à bois frotté. Il s'agit effectivement d'anches qui, au
lieu d'être stimulées par le vent, par le passage de l'air, sont
stimulées par la caresse. Les scientifiques disent frottement, pour
moi c'est la caresse, voire parfois l'effleurement. Ces anches sont
reliées à un corps par ce que j'appelle la "charnière",
qui est un terme de bûcheronnage aussi. Il y a une partie libre et
une partie qui sert d'inertie, et l'anche vibre entre ces deux
parties. C'est relativement simple - on fait aussi vibrer du verre de
cette manière. Le mystère qui demeure, c'est que l'anche peut faire
deux centimètres d'épaisseur, et qu'on arrive à provoquer des sons
de 118 décibels sur une anche qui a une résistance énorme par une
stimulation minimaliste, parfois un effleurement de la main. C'est ce
qui stupéfie le public à chaque fois, les luthiers et les
ethnomusicologues... tout le monde se retrouve au même niveau !
"Comment est-ce possible ? Oui, a priori ça se passe comme ça,
mais techniquement ça ne devrait pas marcher". Pourtant ça
marche !
Tu as appris un jour que cet instrument, ce phénomène
acoustique, existait déjà depuis la nuit des temps en Océanie.
Dans quelles circonstances ?
J.L.: Un de mes chantiers d'élagage se trouvait au Trocadéro, où
se situait le Musée de l'Homme. Dès que j'ai réussi à faire un
autre Arbrasson, je l'ai emmené au service d'ethnomusicologie du
musée, pour leur montrer ma découverte et leur demander s'il en
existait d'autres, en Afrique, en Amazonie ou ailleurs. Ils ont
ouvert des grands yeux, en me disant : "On ne sait même pas où
le ranger, votre instrument : ni à vent, ni à cordes, ni à
percussion !" Ils étaient éberlués, c'était énorme pour
eux, une découverte extraordinaire. En approfondissant le sujet avec
eux, avec des ethnomusicologues du Musée de la Villette, puis du
quai Branly, j'ai découvert un cousin en Nouvelle-Irlande, une
petite île du côté de la Papouasie, en Océanie, qui s'est avéré
être le seul équivalent dans l'histoire de l'humanité, et que l'on
nomme le livika, un instrument sacré de rites funéraires,
qui sert à imiter la voix de l'âme des morts et l'esprit de la
forêt, l'âme des morts venant réclamer par son intermédiaire
réparation d'une injustice commise dans la répartition des
richesses.
Un instrument d'une saisissante actualité !
J.L.: Oui !... et je me suis retrouvé devant
une concentration assez folle de coïncidences vis-à-vis de mon
histoire, de mes préoccupations, de mes recherches. L'esprit de la
forêt, avec un grand-père forestier, avait de quoi me parler !
J'étais passionné par l'ethnologie, et adhérent d'une association
internationale de défense des peuples dits primitifs depuis de
nombreuses années, et j'ai là un instrument ethnique qui réapparaît
entre mes mains sans que je le recherche ! Je me disais : "Pourquoi
moi, qu'est-ce que je fais avec ça ?" Pourquoi le livika
réapparaîtrait maintenant en
Occident, alors qu'il est resté un épiphénomène local, ce qui est
un mystère pour les ethnomusicologues ?
J.L.: Cela reste là-bas un phénomène, c'est pour cela que je dis
que c'est un phénomène plus qu'un procédé. Il ne viendrait jamais
à l'esprit d'un Néo-Irlandais – un Papou – de parler d'un
instrument, encore moins d'un procédé ; c'est pour eux
inconcevable. Ce n'est même pas une sculpture, ni un objet ; c'est
l'émanation d'un esprit, qui a une forme matérielle transitoire, la
preuve en est qu'ils le brûlent.
As-tu vu ces instruments, es-tu allé là-bas ?
J.L.: Je ne suis pas allé en Papouasie ni en Nouvelle-Irlande, mais
avec Patricia nous avons eu la chance de jouer de trois livika
conservés dans les réserves du Musée du quai Branly à Paris, qui
a très aimablement accepté que l'on pénètre dans ses
sacro-saintes réserves, et que l'on joue de ces instruments.
Anecdote amusante : on nous a amené des gants blancs, alors que le
seul moyen d'en jouer, c'est de mettre les mains directement dessus !
C'était une grosse émotion.
As-tu retrouvé tout de suite les mêmes sensations que sur tes
Arbrassons ou as-tu noté des différences ?
J.L.: Ce qui était très étonnant, c'est que, alors qu'ils
n'avaient pas été joués depuis plus d'un siècle, ils ont
fonctionné tout de suite.
P.C.: Ils ont résonné tout de suite,
particulièrement la basse.
J.L.: Et avec une grande puissance, qui a d'ailleurs alerté l'agent
de sécurité du musée, car cela faisait vibrer les vitres !
C'était un instrument très important ?
J.L.: Non, entre soixante et soixante-dix centimètres. Il
était effectivement très puissant, comme s'il avait toujours été
prêt à jouer. Certains ethnomusicologues ont dit que c'était une
sorte de xylophone, donc une percussion ; effectivement, quand on
tapote les trois lames vibrantes, cela produit des petits sons qui
sont différents. Mais personne ne sachant en jouer, on les a oubliés
au fond des musées. Le conservateur des collections océaniennes
était là, ainsi que Brigitte Derlon, la spécialiste de la
Nouvelle-Irlande, qui était très émue, car elle a entendu le
dernier initié en jouer dans ce pays. Ils étaient stupéfaits, ils
ne s'attendaient pas du tout à un son aussi puissant. Nous étions
moins surpris, car nous connaissions les Arbrassons ! Nous étions
plutôt envahis par l'émotion de l'histoire de ce son qui nous
arrivait.
Après avoir construit plusieurs Arbrassons, tu as fait la
démarche d'aller naturellement vers sa mise en pratique musicale.
Comment s'est passée cette progression : élagueur, plasticien,
musicien ?
J.L.: Cela s'est passé grâce au plasticien Ernest Pignon-Ernest, qui m'a dit : "Il faut que ce soit toi qui
fasses entendre cette voix au public, pas quelqu'un d'autre ; c'est
tellement personnel, tu es le seul à pouvoir en jouer, et celui qui
est le plus à même de t'ouvrir une scène, c'est Bernard Lubat".
Il m'a mis en contact avec lui, qui m'a invité sur son festival à
Uzeste, où j'ai fait ma première master-classe et mon premier
concert, avec Bernard Lubat et André Minvielle. On était encore
dans le rite initiatique, mais cela se situait
dans le prolongement de mon parcours ; je ne quittais rien, je
restais dans le budo, qui est une science de la vie, de la perception
et de l'adaptation à son milieu. La scène musicale est un
environnement dans lequel il faut savoir écouter, percevoir,
s'adapter, réagir. C'est un cheminement logique, en fin de compte,
qui m'a fait quand même changer de vie, car ce festival nous a fait
quitter Paris pour la région Aquitaine, et ont suivi quantité de
rencontres avec des fous basques, Beñat Achiary, Michel Etchecopar,
et puis des allumés de Toulouse comme Dominique Regef ! C'est un
enjeu créateur et stimulant.
Et toi, Patricia, tu es peintre, et tu as appris à jouer les
Arbrassons avec José. Vous avez développé un véritable langage en
duo. Que représente pour toi cette initiation, cette pratique ?
P.C.: C'est venu parce que j'allais à presque tous les concerts
depuis la première à Uzeste. Après les concerts on entendait
fréquemment des gens curieux d'entendre les Arbrassons au moins à
deux ou trois voix. José proposait les Arbrassons à d'autres
musiciens, mais ceux-ci préféraient dialoguer avec leur propre
instrument.
J.L.: Personne ne voulait y toucher, quoi !
P.C.: Donc les Arbrassons ne s'exprimaient qu'en solo ou avec
d'autres instruments.
J.L.: Rarement en solo, car ce que je faisais était un peu décousu,
linéaire, sans construction, et tournait vite à la démonstration.
Mais le public ne voulait entendre que les Arbrassons !
P.C.: Au début, je n'avais jamais imaginé en jouer. J'étais dans
l'univers de la peinture, de la couleur, et c'était son histoire
intime. Depuis sa découverte en 1997 et le concert à Uzeste en
1999, il s'était écoulé trois ans avec des spectacles au Pays Basque
et avec différents musiciens du Sud-Ouest. Je suis partie monter un
projet d'exposition à Rome, qui est un territoire où je suis
fortement ancrée. Nous avions déjà dialogué plastiquement, entre
sculpture des Arbrassons et mon travail pictural. À
Rome j'ai rencontré des gens qui ont une association culturelle,
sociale et environnementale, et m'ont aidée à monter ce projet.
L'idée était de créer, en plus de l'exposition, trois soirées
musicales, et je suis partie huit jours rencontrer des musiciens pour
leur proposer cette rencontre avec un instrument improbable ! À
l'époque je n'avais pas beaucoup de supports, pas de vidéos sur
Internet, alors j'ai pensé que c'était peut-être l'occasion de
jouer en duo, d'entendre les Arbrassons à deux voix, en dialogue
avec des artistes différents. Mais sincèrement, ce n'était pour
moi qu'une expérience.
J.L.: En fait tu as attendu que le territoire soit favorable. Mais
dans cette distance qu'elle préservait, Patricia a toujours été un
peu la gardienne des Arbrassons ! J'étais tenté par des expériences
tous azimuts, et Patricia me disait :" Attention, là tu te
dévoies dans la musique, il faut rester sculpteur sonore, donneur de
sons... sonneur de dons !" Elle était très impliquée dans la
vigilance et l'écoute. C'est ainsi que sont nés les Angeli
Primitivi, notre duo.
P.C.: Il y a eu trois rencontres très différentes : une soirée
avec un musicien ethnique qui a travaillé très longtemps avec une
chamane du Zimbabwe, qui ne chante et joue qu'à l'extérieur et a
accepté exceptionnellement de le faire en salle. Puis une soirée avec des musiciens
de la scène électro-acoustique italienne : le compositeur Luca
Venitucci et le groupe Ossatura. La troisième soirée nous avions
décidé de rassembler trois plasticiens, José, moi-même, et un ami
peintre, Diego Mazzoni, qui est aussi musicien, et qui a
accepté de jouer avec nous, car il était fasciné par ce mystère
des Arbrassons, il en parlait partout autour de lui ! On a donc
entendu les Arbrassons pour la première fois à trois voix. Nous
nous disions que les plasticiens seraient peut-être moins inhibés
au départ pour approcher ce phénomène sonore. Diego n'avait aucun
a priori.
J.L.: Les musiciens ont besoin de références, et là il n'y en
avait pas ; on n'est pas sur une gamme chromatique ni pentatonique,
je l'appelle "gamme cosmique", celle des oiseaux. Les
plasticiens sont plus libres sur un truc qui sort de nulle part, ils
vont aborder la musicalité en termes de couleurs, sur un langage
métaphorique, qu'ils peuvent transposer beaucoup plus facilement
qu'un musicien. Un musicien est un peu enfermé dans ses codes, il a
besoin de points de repère plus spécifiques, à part les
improvisateurs, qui sont plus habitués à naviguer dans des univers
improbables. Mais même ceux-là ne veulent pas jouer les
Arbrassons. Ils m'invitent, même sur des scènes on ne peut plus
musicales, comme avec la rencontre avec Yuri Buenaventura, sur de la
salsa, du jazz latino... où Patricia me rappelle à la vigilance !
Les rares musiciens qui ont tenté ce pari, Bernard Lubat et André
Minvielle, m'ont dit après le concert que ce n'était pas évident
pour eux.
Avec Dominique Regef, Mérignac, 2008 |
J.L.: C'est un langage primordial qui est celui de la préhistoire de
la musique, c'est-à-dire comment, à une époque immémoriale, les
hommes découvrent que la matière a des choses à dire. Ils
commencent à dialoguer avec elle, et peu à peu inventent la
musique. Avant la musique il y a du dialogue, et cela se passe dans
un univers musical, celui de la nature, de l'écosystème sonore des
forêts, des chants des insectes, il y a une musicalité tout autour
d'eux. Ils inventent la musique sans la nommer.
Quand je vous écoute jouer, j'ai l'impression que la musique
des Arbrassons est déjà vivante à
l'intérieur...
J.L.: ...oui !
...c'est-à-dire que vous êtes des révélateurs de ces
sons...
P.C.: ...oui !
...qui habitent dans cette matière. C'est un instrument qui ne
demande pas une technique particulière, mais...
P.C.: ...une écoute...
J.L.: ...une attention, et de la tendresse...
... un sens du toucher et de la caresse. Patricia, quand tu
joues les Arbrassons, retrouves-tu ces sensations tactiles que tu as
devant une toile, devant des couleurs ?
P.C.: Je n'étais pas musicienne, et me suis retrouvée à jouer de
la musique trois soirs de suite, et être reconnue comme passeuse de
musique ! En prenant du recul, je me dis que les univers ne sont pas
éloignés, en tout cas dans notre façon d'aborder la musique et le
son. Je travaille sur une matière, comme la couleur, qui peut être
fluide, épaisse... La grande différence, c'est que dans la
peinture, on est seul avec soi-même, alors qu'il s'agit là de jouer
en dialogue avec un autre Arbrasson, avec un autre instrument, ce qui
pour moi était très nouveau et déstabilisant. La peinture est de
l'improvisation pure permanente, centrée sur elle-même, alors qu'on
est là dans l'interaction avec une autre matière envoyée par une
autre personne.
En art pictural comme en musique, on parle de rythme, de
dynamique. C'est le point commun à tous les arts. Quand vous jouez
ensemble, je pense aux joueurs de txalaparta, ce binôme avec un
élément stable et un élément "boiteux"...
P.C.: Oui, avec des pleins et des creux que l'on peut retrouver en
sculpture et en peinture, mais on ne se l'est jamais dit, on ne l'a
jamais construit, cela reste dans le non-verbal.
C'est quelque chose que vous voulez préserver ?
J.L.: Oui, et quand tu parles de boiteux c'est une expression
spécifique à la txalaparta. Il est vrai que dans notre duo, l'un ou
l'autre prend ce rôle à un moment ou à un autre, mais c'est
important aussi de ne pas se suivre, de s'emmener vers des espaces
que nous n'avions pas prévus, d'éviter la routine pour recréer à
chaque instant. Le jeu personnel de l'autre, la
manière dont il peut entraîner un rythme et aussi le briser,
contraint à la vigilance, donc à la création.
En élargissant le sujet, l'arbre t'a conduit, vous a conduits,
à l'envisager sous un angle qui concerne l'humanité entière,
c'est-à-dire l'arbre comme source de vie, la forêt primaire en
particulier. Vous avez une relation forte avec Francis Hallé, un
scientifique qui a fait des recherches in vivo sur la canopée de la
forêt primitive, et qui ne cesse de tirer des sonnettes d'alarme sur
l'évolution suicidaire du monde. Dans votre démarche, c'est une
préoccupation qui fait partie intégrante de votre musique, de vos
recherches, de vos partages. Cette découverte des Arbrassons, cette
musique que vous faites jaillir d'une branche d'arbre, c'est aussi
une alerte, un message qui vient de très loin et dont l'urgence nous
touche aujourd'hui.
P.C.: Déjà, lors de cette découverte en 1997, l'urgence était là,
mais elle se précise d'année en année. Nous revenons justement de
Jazz in Marciac, de trois jours de colloques autour de
l'agro-foresterie, dans le cadre de l'opération Paysages in
Marciac, organisée par Paysages 32, au milieu de scientifiques,
d'agro-forestiers, où l'on a parlé de l'importance de l'arbre dans
notre vie à tous, pas seulement les forêts primaires, mais l'arbre
de la haie, l'arbre au milieu des champs, l'arbre en ville. Au-delà
des paroles, les Arbrassons sont dans ces moments une respiration, et
la parole directe des arbres.
J.L.: Si les arbres pouvaient prendre la parole, ce serait un grand
bien pour l'humanité ! Ils nous ont vu naître, ils nous donnent
tout ce qui est nécessaire à la vie sur cette planète. Donc, quand
je parle de sculpter des morceaux d'arbres et de leur redonner vie
par le son, il ne s'agit pas de leur dicter ce qu'ils doivent dire -
encore une raison pour laquelle l'improvisation est vraiment une
attitude de respect. Ce qui va leur donner la parole, ce que j'en
retiens et la perception qu'en a le public, c'est qu'ils diffusent un choc, un éveil à la matière, à la terre, à la
vie, qui en même temps apaise. Le signal d'alarme n'est pas
celui des pompiers. Il nous dit : "Arrêtez, arrêtez de courir,
d'avoir peur". C'est quelque chose de très apaisant. L'urgence
est là : retrouver la tendresse pour le monde, et entre nous.
P.C.: Et voir la beauté qui est là, qui n'a pas encore disparu...
J.L.: ... elle est à portée de main, comme une main qui se pose sur
un Arbrasson...
P.C.: ... il suffit de le caresser pour que le son révèle sa magie.
J.L.: Les hommes sont paranoïaques et psychotiques vis-à-vis de la
nature, cela fait des millénaires qu'ils cherchent à la dominer
parce qu'ils en ont peur. À
travers les Arbrassons, j'entends que "ce n'est pas la
peine"... Notre fuite sans fin, c'est nous qu'elle met en
danger, même si l'on fait disparaître des milliers d'espèces, la
vie en elle-même s'en relèvera. Les graines des arbres sont
capables d'attendre des siècles les conditions favorables pour
germer. Pas nous. Les arbres nous appellent à la vigilance, à une
compréhension sensible pour renouer les liens avec la terre, la
pachamama, mais sans crier au loup, juste en disant : "Prenez
ce qui est à portée de votre main et soyez en paix".
"Pour guérir une maladie, il faut restaurer la beauté",
disaient les Navajos...
J.L.: ... et ils entendent par beauté un système d'harmonie,
rythmique peut-être. Pour tous les peuples chamaniques, la musique
est un lien fondamental pour restaurer la beauté.
Pour en savoir plus :
www.arbrasson.com
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