lundi 17 décembre 2012

José Lepiez et les Arbrassons - entre terre et ciel

propos recueillis par Dominique Regef


Maclura et Lune de cèdre
Ces instruments – sculptures, "découverts" par José Lepiez en 1997, étonnent tous ceux qui les ont vus et écoutés de près. "Instruments à caresses", ils produisent des sonorités profondes et aériennes, qui échappent à toute classification, et nous emmènent dans un monde musical au plus proche de la nature, donc de l'humain. C'est aussi l'histoire d'une aventure passionnante, contée par José Lepiez et sa compagne et complice Patricia Châtelain.

Le bois... d'où vient cette passion ? Quel cheminement t'a conduit vers les Arbrassons ?
J.L.: C'est une question que je me pose encore ! Cela fait partie de ces cheminements où l'on est guidé pas à pas par on ne sait quoi. Il y a une évidente filiation familiale, celle de mon grand-père, qui était d'une longue lignée de forestiers dans le Jura. Je signe aujourd'hui mes sculptures avec le marteau de forestier de mon arrière-grand-père. Mais tout cela était bien loin car j'avais pris un chemin très différent : j'étais prestidigitateur et professeur d'arts martiaux, ce qui n'avait pas forcément grand rapport. Un jour, en plein Paris, j'ai vu un élagueur dans un arbre, et j'ai eu une révélation, si l'on peut dire : "Ce qu'il te faut en ce moment, c'est rester en plein cœur de la ville, mais partir comme un aventurier vivre dans les arbres". J'ai appelé l'élagueur et lui ai demandé comment faire pour apprendre ce métier. Il m'a dit : "Tu tombes bien - comme par hasard - une formation commence à la fin du mois, inscris-toi à la ville de Paris, il y a encore des places". Je me suis inscrit et j'ai changé de vie, mais j'ai retrouvé ma vie, ou plutôt retrouvé quelque chose que je n'avais jamais quitté, qui faisait partie de moi. Ce n'est pas une passion subite qui m'a pris, c'est plutôt une passion éternelle qui m'a rattrapé. J'ai retrouvé mon vrai chemin. Dans le spectacle il y avait quelque chose d'impermanent qui me plaisait ; j'ai commencé dans la rue, à Beaubourg, c'était une très belle expérience, très dure. La rue, c'est la plus dure école, une école d'improvisation, où il faut en permanence être vigilant, tenir son public, le modeler, alors que la prestidigitation est techniquement très contraignante et difficile. Mais j'avais besoin d'aller plus loin dans un cheminement personnel, une recherche intérieure, et c'est dans les arbres que je l'ai trouvé, dans ce métier ouvrier vécu comme un rite initiatique.

As-tu découvert un lien gestuel entre ce métier d'élagueur et la pratique des arts martiaux ?
J.L.: Oui, bien sûr, c'est ce que j'ai perçu tout de suite : un rappel à la vigilance, ce qu'on appelle le zanchin en japonais. Un élagueur risque sa vie doublement, triplement. Alors qu'un bûcheron peut se sauver du pied d'un arbre s'il explose ou tombe du mauvais côté, un élagueur est attaché à l'arbre, il est dedans, c'est un grimpeur, un acrobate, donc il cumule les risques de la tronçonneuse et les risques de chute.

On peut dire que c'est un métier plutôt zen ?
J.L.: C'est un métier où le zen est une nécessité, oui. C'est un métier qui calme !

As-tu ressenti une communauté d'esprit avec tes compagnons ?
J.L.: Une communauté de caractères qui ont, comme moi, vu dans ce métier un moyen d'exorciser des peurs, de libérer de l'adrénaline, donc de la violence, mais en ayant une obligation vitale de la maîtriser, pour la transformer en un art. C'est un art parce que l'on sculpte. On sculpte un volume dans lequel on est, c'est extraordinaire, ça ! Mon apprentissage de la sculpture vraiment pratique, pragmatique, commence là. Apprentissage fabuleux, parce que dans l'abstraction totale. Quand on est dans un arbre, on doit maîtriser le volume de son houppier (l'arborescence), équilibrer la forme, les rapports de densité, alors qu'on est à l'intérieur, sans aucun recul. Cela oblige à faire une projection mentale complète de l'architecture de l'arbre. Et là, certaines choses se passent, car dans cette projection on est très proche de l'identification. En passant d'une essence à l'autre, chaque arbre a son vocabulaire architectural, comme une forme de partition musicale, que l'on interprète gestuellement. On ne grimpe pas de la même manière dans un érable, qui a une ramification alterne opposée, que sur un arbre qui a une ramification spiralée ou distique. Tout ce vocabulaire même est extraordinaire. C'est de la danse, et si l'on n'aborde pas ce métier comme une danse, on est laborieux. 

J'imagine qu'il y a une jubilation à agir autant avec son corps qu'avec sa tête, car ainsi naît l'esthétique ?
J.L.: Exactement. Et puis on doit s'oublier. Le corps et la tête... le problème c'est toujours le dialogue entre les deux. Si l'on procède de manière analytique, cartésienne, c'est laborieux... Donc on est obligé de trouver un mode d'échange entre le corps et l'esprit beaucoup plus vif, spontané, instinctif, intuitif. C'est en lien direct avec les arts martiaux, avec le "budo" (la voie du guerrier), mais dans une application quotidienne. J'étais à un haut niveau dans les arts martiaux, et quand j'ai vu ces grimpeurs / élagueurs, je me suis dit qu'ils ne rigolaient pas ! Ils le font tous les jours, ils exercent tous les fondamentaux du budo, et pas dans une salle de sport. En plus, il y avait cette progression dans l'écoute de la matière ; en grimpant, notre vie tient aussi à la résistance du bois, à la tenue du matériau. On le regarde, on l'observe, mais le meilleur moyen pour savoir ce qu'il a dans le ventre, c'est-à-dire ce qu'il y a à l'intérieur, c'est l'oreille. On tapote déjà le tronc quand on monte, c'est un signe un peu symbolique de sympathie, comme quand on monte sur le dos d'un cheval, et au fur et à mesure du parcours dans l'arbre, on écoute tous les contacts, patiemment, et cela devient une seconde nature.


Donc un élagueur est déjà un peu luthier, par ce rapport au bois à travers sa résonance. Tu as eu l'occasion de récupérer des chutes de bois d'arbres vénérables ; comment t'est venue l'idée de les sculpter ?
J.L.: Déjà, au début, ce ne sont pas des morceaux de bois, ce sont des morceaux d'arbres. On les a connus vivants, et on leur doit ce respect ; respect d'une entité, d'un personnage qu'on a rencontré. Tu disais : un élagueur c'est un luthier... Au début je travaillais avec un collègue qui faisait de la percussion africaine et qui se fabriquait des djembés et des tambours d'appel dans des troncs creusés à la tronçonneuse. Et puis ayant, en plus d'un grand-père forestier, un père professeur des Beaux-Arts, et bien que celui-ci n'ait rien voulu m'apprendre, j'héritais d'une tradition forte. Je ne pouvais pas me retenir : j'avais un matériau extraordinaire avec ces témoignages de mémoire, et je grimpais dans les arbres les plus prestigieux de la ville de Paris, aux Champs-Elysées, au Trocadéro, au Champ de Mars, mais aussi dans les arbres qui veillent sur les amoureux des bancs publics, dans les petites ruelles, depuis si longtemps... ils en ont vu passer des histoires d'amour, s'ils pouvaient raconter ça ! J'ai donc commencé la sculpture au son du djembé en me disant que j'allais essayer de sauver ces morceaux de mémoire ; sans aucune recherche sonore et musicale au début, mais simplement dans un profond élan de donner une forme à cette mémoire.

Comment ces sculptures sont-elles devenues des instruments, comment as-tu découvert ce procédé incroyable pour les faire sonner ?
J.L.: L'immense respect que je leur portais m'imposait un esprit que l'on dit en japonais mushotoku : sans but ni profit, et m'imposait aussi une abstraction de la forme, de ne rien imposer de mon esprit à la matière, pour agir dans la sculpture en parfaite cohérence avec la dynamique énergétique que le morceau d'arbre possédait déjà, et que j'avais repérée sur le chantier au sol. Donc le tout était de respecter cette vie intérieure. J'ai pratiqué dans la ligne directe du budo, pour être comme un jardinier qui plante des graines de hasard pour récolter des apparitions : une première coupe, pas de croquis préparatoires, une seule bille, un seul geste, et on s'interdit de rater un morceau d'arbre. Il n'y a pas de repentir. C'est le symbole de l'improvisation pure, comme un lien de médiation entre nous et l'invisible. Donc je pratiquais la sculpture dans cette logique, et je me suis mis à faire des entailles successives qui donnaient au volume une apparence vibratoire, parce que l'expérience vibratoire était fondamentale dans l'arbre. J'avais l'intuition que c'était quelque chose de porteur, que de multiples vibrations traversaient le tronc de l'arbre et parlaient de sa mémoire. Quand on tape, quand on sonde, quand on écoute, on est en permanence dans ce que j'appelle l'oreille sonar, et j'ai réalisé qu'il n'y a pas de différence fondamentale de nature entre l'objet matériel, le son et la lumière : tout cela est vibration. Ce n'est qu'une vue de l'esprit qui transforme et classifie les choses : matière, vide, son, lumière. C'est parce que nous avons des organes sensitifs séparés que nous faisons ces distinctions. Donc je voulais donner à mes sculptures l'apparence des volumes, avec en même temps du plein et du vide, quelque chose de vibratoire. À la fin d'une exposition, je pose la main sur une sculpture pour la livrer à un client et elle se met à vibrer, à chanter ! Des chants d'oiseaux jaillissent sous ma main, qui était moite et a glissé, et les Arbrassons étaient nés ! 

Tu étais seul, ou y avait-il un témoin ?
J.L.: Il y avait des témoins. D'abord j'ai cru que j'étais devenu fou, heureusement il y avait des gens dans la galerie qui se sont retournés, qui sont venus me voir : "Vous pouvez recommencer ?" J'ai dit : "Je n'en sais rien, je ne sais pas ce qui se passe, je ne comprends pas". Alors j'ai remis la main dessus, et ça a marché, une envolée d'oiseaux tout aussi extraordinaire a jailli, et là ils m'ont traité de ventriloque, ils cherchaient un haut-parleur caché dans le sol...

Festival d'Itxassou, 2009
On rejoint presque la prestidigitation !
J.L.: Oui, complètement ! C'est jubilatoire, parce qu'à chaque fois que je fais un concert aujourd'hui, il y a toujours quelqu'un dans le public pour me dire à la fin : "Ah, c'est magique !" C'était effectivement magique et cela le reste, car depuis je n'ai pas fait mieux que le premier Arbrasson, il était parfait. J'en ai fait beaucoup d'autres, et j'ai découvert d'autre choses, des basses, des sons continus... J'ai développé - pas amélioré - le phénomène. Pour moi, c'est plutôt un phénomène qu'un procédé. Un procédé acoustique voudrait dire qu'il se résume à un descriptif technique. Je sais ce que c'est, car j'ai fait à l'époque une démarche de dépôt de brevet à l'I.N.P.I. Le problème, c'est que lorsque j'ai travaillé avec un luthier pour suivre ce descriptif technique et essayer de reproduire les sons en atelier, on a obtenu des grincements de porte abominables, que l'on peut accorder éventuellement, mais qui échappent complètement à l'entendement. Au début, il me disait que ce serait facile à maîtriser, en travaillant pour comprendre le phénomène... mais pas du tout ! Cela doit rester dans une dynamique autant spirituelle et philosophique que technique et pragmatique, par le toucher, la connaissance du matériau, avec une disponibilité mentale absolue.

Cela veut dire que lorsque tu sculptes une branche dont tu veux faire jaillir des sons, tu agis de manière complètement intuitive. Retrouves-tu dans ce rapport au bois une prolongation de ton métier d'élagueur, et en particulier cette danse dont tu parlais ? Tu travailles toujours à la tronçonneuse, je crois ?
J.L.: Oui, essentiellement, et parfois à la scie. Mais c'est avec la tronçonneuse que j'ai la relation la plus forte, pas seulement avec la matière, mais aussi dans le rituel. Il s'agit pour moi, et c'était le cas à l'époque, de transformer un outil de mort, extrêmement violent, en geste de vie. C'est dans cette violence et la fureur du son de la tronçonneuse, quand on la retient dans la maîtrise du chaos, que jaillit l'acte le plus créatif. Effectivement je retrouve toute la tension qu'on peut avoir dans l'élagage et dans le budo. On n'intervient pas uniquement avec nos tripes : on en a, on les met sous pression, mais c'est comme une cocotte-minute, on contient, et puis on filtre. Et c'est dans cette manière de filtrer que je vais donner des petites profondeurs de traits de scie, des traits de tronçonneuse, différentes en variant ma respiration, mon centre de gravité, et c'est ce qui va donner ensuite sur l'Arbrasson la ligne mélodique.

Donc on peut dire qu'il y a un lien direct entre la perception esthétique que tu as de ce morceau d'arbre et sa musicalité ?
J.L.: Absolument. Nous, occidentaux, sommes vraiment coupés en morceaux, notre esprit est totalement segmenté. Souvent les gens me disent après un concert : "En plus, c'est beau !..." Je tombe des nues à chaque fois, et je ne sais pas trop quoi leur répondre ! Pour moi c'est d'une telle évidence... Et pourtant ils me disent : "C'est important alors, la forme, pour le son ?" Non : indirectement, c'est fondamental, techniquement, cela n'a aucune importance. Ce qui est important, c'est la dimension, le rapport de proportions des lames vibrantes. La sculpture qui est porteuse de ces anches peut prendre toutes les formes du monde. Par contre, c'est cette dynamique globale de beauté, d'harmonie et de transformation du chaos qui va habiter l'œuvre.

Soleil
Tu as dit le mot "anche", c'est donc un phénomène vibratoire comme sur les instruments à vent, ces anches vibrent et génèrent un son ?
J.L.: Nous sommes face à ce que les scientifiques appellent un idiophone à bois frotté. Il s'agit effectivement d'anches qui, au lieu d'être stimulées par le vent, par le passage de l'air, sont stimulées par la caresse. Les scientifiques disent frottement, pour moi c'est la caresse, voire parfois l'effleurement. Ces anches sont reliées à un corps par ce que j'appelle la "charnière", qui est un terme de bûcheronnage aussi. Il y a une partie libre et une partie qui sert d'inertie, et l'anche vibre entre ces deux parties. C'est relativement simple - on fait aussi vibrer du verre de cette manière. Le mystère qui demeure, c'est que l'anche peut faire deux centimètres d'épaisseur, et qu'on arrive à provoquer des sons de 118 décibels sur une anche qui a une résistance énorme par une stimulation minimaliste, parfois un effleurement de la main. C'est ce qui stupéfie le public à chaque fois, les luthiers et les ethnomusicologues... tout le monde se retrouve au même niveau ! "Comment est-ce possible ? Oui, a priori ça se passe comme ça, mais techniquement ça ne devrait pas marcher". Pourtant ça marche !

Tu as appris un jour que cet instrument, ce phénomène acoustique, existait déjà depuis la nuit des temps en Océanie. Dans quelles circonstances ?
J.L.: Un de mes chantiers d'élagage se trouvait au Trocadéro, où se situait le Musée de l'Homme. Dès que j'ai réussi à faire un autre Arbrasson, je l'ai emmené au service d'ethnomusicologie du musée, pour leur montrer ma découverte et leur demander s'il en existait d'autres, en Afrique, en Amazonie ou ailleurs. Ils ont ouvert des grands yeux, en me disant : "On ne sait même pas où le ranger, votre instrument : ni à vent, ni à cordes, ni à percussion !" Ils étaient éberlués, c'était énorme pour eux, une découverte extraordinaire. En approfondissant le sujet avec eux, avec des ethnomusicologues du Musée de la Villette, puis du quai Branly, j'ai découvert un cousin en Nouvelle-Irlande, une petite île du côté de la Papouasie, en Océanie, qui s'est avéré être le seul équivalent dans l'histoire de l'humanité, et que l'on nomme le livika, un instrument sacré de rites funéraires, qui sert à imiter la voix de l'âme des morts et l'esprit de la forêt, l'âme des morts venant réclamer par son intermédiaire réparation d'une injustice commise dans la répartition des richesses.

Un instrument d'une saisissante actualité !
J.L.: Oui !... et je me suis retrouvé devant une concentration assez folle de coïncidences vis-à-vis de mon histoire, de mes préoccupations, de mes recherches. L'esprit de la forêt, avec un grand-père forestier, avait de quoi me parler ! J'étais passionné par l'ethnologie, et adhérent d'une association internationale de défense des peuples dits primitifs depuis de nombreuses années, et j'ai là un instrument ethnique qui réapparaît entre mes mains sans que je le recherche ! Je me disais : "Pourquoi moi, qu'est-ce que je fais avec ça ?" Pourquoi le livika réapparaîtrait maintenant en Occident, alors qu'il est resté un épiphénomène local, ce qui est un mystère pour les ethnomusicologues ?

C'est extraordinaire de penser que quelqu'un, il y a très longtemps, dans cette tribu, a découvert ce phénomène, peut-être de la même façon que toi !
J.L.: Cela reste là-bas un phénomène, c'est pour cela que je dis que c'est un phénomène plus qu'un procédé. Il ne viendrait jamais à l'esprit d'un Néo-Irlandais – un Papou – de parler d'un instrument, encore moins d'un procédé ; c'est pour eux inconcevable. Ce n'est même pas une sculpture, ni un objet ; c'est l'émanation d'un esprit, qui a une forme matérielle transitoire, la preuve en est qu'ils le brûlent.

As-tu vu ces instruments, es-tu allé là-bas ?
J.L.: Je ne suis pas allé en Papouasie ni en Nouvelle-Irlande, mais avec Patricia nous avons eu la chance de jouer de trois livika conservés dans les réserves du Musée du quai Branly à Paris, qui a très aimablement accepté que l'on pénètre dans ses sacro-saintes réserves, et que l'on joue de ces instruments. Anecdote amusante : on nous a amené des gants blancs, alors que le seul moyen d'en jouer, c'est de mettre les mains directement dessus ! C'était une grosse émotion.

As-tu retrouvé tout de suite les mêmes sensations que sur tes Arbrassons ou as-tu noté des différences ?
J.L.: Ce qui était très étonnant, c'est que, alors qu'ils n'avaient pas été joués depuis plus d'un siècle, ils ont fonctionné tout de suite.

P.C.: Ils ont résonné tout de suite, particulièrement la basse.

J.L.: Et avec une grande puissance, qui a d'ailleurs alerté l'agent de sécurité du musée, car cela faisait vibrer les vitres !

C'était un instrument très important ?
J.L.: Non, entre soixante et soixante-dix centimètres. Il était effectivement très puissant, comme s'il avait toujours été prêt à jouer. Certains ethnomusicologues ont dit que c'était une sorte de xylophone, donc une percussion ; effectivement, quand on tapote les trois lames vibrantes, cela produit des petits sons qui sont différents. Mais personne ne sachant en jouer, on les a oubliés au fond des musées. Le conservateur des collections océaniennes était là, ainsi que Brigitte Derlon, la spécialiste de la Nouvelle-Irlande, qui était très émue, car elle a entendu le dernier initié en jouer dans ce pays. Ils étaient stupéfaits, ils ne s'attendaient pas du tout à un son aussi puissant. Nous étions moins surpris, car nous connaissions les Arbrassons ! Nous étions plutôt envahis par l'émotion de l'histoire de ce son qui nous arrivait.

Après avoir construit plusieurs Arbrassons, tu as fait la démarche d'aller naturellement vers sa mise en pratique musicale. Comment s'est passée cette progression : élagueur, plasticien, musicien ?
J.L.: Cela s'est passé grâce au plasticien Ernest Pignon-Ernest, qui m'a dit : "Il faut que ce soit toi qui fasses entendre cette voix au public, pas quelqu'un d'autre ; c'est tellement personnel, tu es le seul à pouvoir en jouer, et celui qui est le plus à même de t'ouvrir une scène, c'est Bernard Lubat". Il m'a mis en contact avec lui, qui m'a invité sur son festival à Uzeste, où j'ai fait ma première master-classe et mon premier concert, avec Bernard Lubat et André Minvielle. On était encore dans le rite initiatique, mais cela se situait dans le prolongement de mon parcours ; je ne quittais rien, je restais dans le budo, qui est une science de la vie, de la perception et de l'adaptation à son milieu. La scène musicale est un environnement dans lequel il faut savoir écouter, percevoir, s'adapter, réagir. C'est un cheminement logique, en fin de compte, qui m'a fait quand même changer de vie, car ce festival nous a fait quitter Paris pour la région Aquitaine, et ont suivi quantité de rencontres avec des fous basques, Beñat Achiary, Michel Etchecopar, et puis des allumés de Toulouse comme Dominique Regef ! C'est un enjeu créateur et stimulant.

Et toi, Patricia, tu es peintre, et tu as appris à jouer les Arbrassons avec José. Vous avez développé un véritable langage en duo. Que représente pour toi cette initiation, cette pratique ?
P.C.: C'est venu parce que j'allais à presque tous les concerts depuis la première à Uzeste. Après les concerts on entendait fréquemment des gens curieux d'entendre les Arbrassons au moins à deux ou trois voix. José proposait les Arbrassons à d'autres musiciens, mais ceux-ci préféraient dialoguer avec leur propre instrument.

J.L.: Personne ne voulait y toucher, quoi !

P.C.: Donc les Arbrassons ne s'exprimaient qu'en solo ou avec d'autres instruments.

J.L.: Rarement en solo, car ce que je faisais était un peu décousu, linéaire, sans construction, et tournait vite à la démonstration. Mais le public ne voulait entendre que les Arbrassons !

P.C.: Au début, je n'avais jamais imaginé en jouer. J'étais dans l'univers de la peinture, de la couleur, et c'était son histoire intime. Depuis sa découverte en 1997 et le concert à Uzeste en 1999, il s'était écoulé trois ans avec des spectacles au Pays Basque et avec différents musiciens du Sud-Ouest. Je suis partie monter un projet d'exposition à Rome, qui est un territoire où je suis fortement ancrée. Nous avions déjà dialogué plastiquement, entre sculpture des Arbrassons et mon travail pictural. À Rome j'ai rencontré des gens qui ont une association culturelle, sociale et environnementale, et m'ont aidée à monter ce projet. L'idée était de créer, en plus de l'exposition, trois soirées musicales, et je suis partie huit jours rencontrer des musiciens pour leur proposer cette rencontre avec un instrument improbable ! À l'époque je n'avais pas beaucoup de supports, pas de vidéos sur Internet, alors j'ai pensé que c'était peut-être l'occasion de jouer en duo, d'entendre les Arbrassons à deux voix, en dialogue avec des artistes différents. Mais sincèrement, ce n'était pour moi qu'une expérience.

J.L.: En fait tu as attendu que le territoire soit favorable. Mais dans cette distance qu'elle préservait, Patricia a toujours été un peu la gardienne des Arbrassons ! J'étais tenté par des expériences tous azimuts, et Patricia me disait :" Attention, là tu te dévoies dans la musique, il faut rester sculpteur sonore, donneur de sons... sonneur de dons !" Elle était très impliquée dans la vigilance et l'écoute. C'est ainsi que sont nés les Angeli Primitivi, notre duo.

P.C.: Il y a eu trois rencontres très différentes : une soirée avec un musicien ethnique qui a travaillé très longtemps avec une chamane du Zimbabwe, qui ne chante et joue qu'à l'extérieur et a accepté exceptionnellement de le faire en salle. Puis une soirée avec des musiciens de la scène électro-acoustique italienne : le compositeur Luca Venitucci et le groupe Ossatura. La troisième soirée nous avions décidé de rassembler trois plasticiens, José, moi-même, et un ami peintre, Diego Mazzoni, qui est aussi musicien, et qui a accepté de jouer avec nous, car il était fasciné par ce mystère des Arbrassons, il en parlait partout autour de lui ! On a donc entendu les Arbrassons pour la première fois à trois voix. Nous nous disions que les plasticiens seraient peut-être moins inhibés au départ pour approcher ce phénomène sonore. Diego n'avait aucun a priori.

J.L.: Les musiciens ont besoin de références, et là il n'y en avait pas ; on n'est pas sur une gamme chromatique ni pentatonique, je l'appelle "gamme cosmique", celle des oiseaux. Les plasticiens sont plus libres sur un truc qui sort de nulle part, ils vont aborder la musicalité en termes de couleurs, sur un langage métaphorique, qu'ils peuvent transposer beaucoup plus facilement qu'un musicien. Un musicien est un peu enfermé dans ses codes, il a besoin de points de repère plus spécifiques, à part les improvisateurs, qui sont plus habitués à naviguer dans des univers improbables. Mais même ceux-là ne veulent pas jouer les Arbrassons. Ils m'invitent, même sur des scènes on ne peut plus musicales, comme avec la rencontre avec Yuri Buenaventura, sur de la salsa, du jazz latino... où Patricia me rappelle à la vigilance ! Les rares musiciens qui ont tenté ce pari, Bernard Lubat et André Minvielle, m'ont dit après le concert que ce n'était pas évident pour eux.

Avec Dominique Regef, Mérignac, 2008
Et même pour un musicien qui joue son instrument, c'est très problématique de jouer avec vous, j'en sais quelque chose ! C'est en même temps très intéressant, car cela questionne sur des choses essentielles, primaires : c'est un langage à la fois d'une grande simplicité et d'une grande complexité.
J.L.: C'est un langage primordial qui est celui de la préhistoire de la musique, c'est-à-dire comment, à une époque immémoriale, les hommes découvrent que la matière a des choses à dire. Ils commencent à dialoguer avec elle, et peu à peu inventent la musique. Avant la musique il y a du dialogue, et cela se passe dans un univers musical, celui de la nature, de l'écosystème sonore des forêts, des chants des insectes, il y a une musicalité tout autour d'eux. Ils inventent la musique sans la nommer.

Quand je vous écoute jouer, j'ai l'impression que la musique des Arbrassons est déjà vivante à l'intérieur...
J.L.: ...oui !

...c'est-à-dire que vous êtes des révélateurs de ces sons...
P.C.: ...oui !

...qui habitent dans cette matière. C'est un instrument qui ne demande pas une technique particulière, mais...
P.C.: ...une écoute...

J.L.: ...une attention, et de la tendresse...

... un sens du toucher et de la caresse. Patricia, quand tu joues les Arbrassons, retrouves-tu ces sensations tactiles que tu as devant une toile, devant des couleurs ?
P.C.: Je n'étais pas musicienne, et me suis retrouvée à jouer de la musique trois soirs de suite, et être reconnue comme passeuse de musique ! En prenant du recul, je me dis que les univers ne sont pas éloignés, en tout cas dans notre façon d'aborder la musique et le son. Je travaille sur une matière, comme la couleur, qui peut être fluide, épaisse... La grande différence, c'est que dans la peinture, on est seul avec soi-même, alors qu'il s'agit là de jouer en dialogue avec un autre Arbrasson, avec un autre instrument, ce qui pour moi était très nouveau et déstabilisant. La peinture est de l'improvisation pure permanente, centrée sur elle-même, alors qu'on est là dans l'interaction avec une autre matière envoyée par une autre personne.

En art pictural comme en musique, on parle de rythme, de dynamique. C'est le point commun à tous les arts. Quand vous jouez ensemble, je pense aux joueurs de txalaparta, ce binôme avec un élément stable et un élément "boiteux"...
P.C.: Oui, avec des pleins et des creux que l'on peut retrouver en sculpture et en peinture, mais on ne se l'est jamais dit, on ne l'a jamais construit, cela reste dans le non-verbal.

C'est quelque chose que vous voulez préserver ?
J.L.: Oui, et quand tu parles de boiteux c'est une expression spécifique à la txalaparta. Il est vrai que dans notre duo, l'un ou l'autre prend ce rôle à un moment ou à un autre, mais c'est important aussi de ne pas se suivre, de s'emmener vers des espaces que nous n'avions pas prévus, d'éviter la routine pour recréer à chaque instant. Le jeu personnel de l'autre, la manière dont il peut entraîner un rythme et aussi le briser, contraint à la vigilance, donc à la création.

En élargissant le sujet, l'arbre t'a conduit, vous a conduits, à l'envisager sous un angle qui concerne l'humanité entière, c'est-à-dire l'arbre comme source de vie, la forêt primaire en particulier. Vous avez une relation forte avec Francis Hallé, un scientifique qui a fait des recherches in vivo sur la canopée de la forêt primitive, et qui ne cesse de tirer des sonnettes d'alarme sur l'évolution suicidaire du monde. Dans votre démarche, c'est une préoccupation qui fait partie intégrante de votre musique, de vos recherches, de vos partages. Cette découverte des Arbrassons, cette musique que vous faites jaillir d'une branche d'arbre, c'est aussi une alerte, un message qui vient de très loin et dont l'urgence nous touche aujourd'hui.
P.C.: Déjà, lors de cette découverte en 1997, l'urgence était là, mais elle se précise d'année en année. Nous revenons justement de Jazz in Marciac, de trois jours de colloques autour de l'agro-foresterie, dans le cadre de l'opération Paysages in Marciac, organisée par Paysages 32, au milieu de scientifiques, d'agro-forestiers, où l'on a parlé de l'importance de l'arbre dans notre vie à tous, pas seulement les forêts primaires, mais l'arbre de la haie, l'arbre au milieu des champs, l'arbre en ville. Au-delà des paroles, les Arbrassons sont dans ces moments une respiration, et la parole directe des arbres.

J.L.: Si les arbres pouvaient prendre la parole, ce serait un grand bien pour l'humanité ! Ils nous ont vu naître, ils nous donnent tout ce qui est nécessaire à la vie sur cette planète. Donc, quand je parle de sculpter des morceaux d'arbres et de leur redonner vie par le son, il ne s'agit pas de leur dicter ce qu'ils doivent dire - encore une raison pour laquelle l'improvisation est vraiment une attitude de respect. Ce qui va leur donner la parole, ce que j'en retiens et la perception qu'en a le public, c'est qu'ils diffusent un choc, un éveil à la matière, à la terre, à la vie, qui en même temps apaise. Le signal d'alarme n'est pas celui des pompiers. Il nous dit : "Arrêtez, arrêtez de courir, d'avoir peur". C'est quelque chose de très apaisant. L'urgence est là : retrouver la tendresse pour le monde, et entre nous.

P.C.: Et voir la beauté qui est là, qui n'a pas encore disparu...

J.L.: ... elle est à portée de main, comme une main qui se pose sur un Arbrasson...

P.C.: ... il suffit de le caresser pour que le son révèle sa magie.

J.L.: Les hommes sont paranoïaques et psychotiques vis-à-vis de la nature, cela fait des millénaires qu'ils cherchent à la dominer parce qu'ils en ont peur. À travers les Arbrassons, j'entends que "ce n'est pas la peine"... Notre fuite sans fin, c'est nous qu'elle met en danger, même si l'on fait disparaître des milliers d'espèces, la vie en elle-même s'en relèvera. Les graines des arbres sont capables d'attendre des siècles les conditions favorables pour germer. Pas nous. Les arbres nous appellent à la vigilance, à une compréhension sensible pour renouer les liens avec la terre, la pachamama, mais sans crier au loup, juste en disant : "Prenez ce qui est à portée de votre main et soyez en paix".

"Pour guérir une maladie, il faut restaurer la beauté", disaient les Navajos...
J.L.: ... et ils entendent par beauté un système d'harmonie, rythmique peut-être. Pour tous les peuples chamaniques, la musique est un lien fondamental pour restaurer la beauté.





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