mardi 17 juin 2014

Rencontre autour du film de Simha Arom : Ango, une leçon de musique africaine

Festival Peuples et musiques au cinéma 2013

Simha Arom avec le réalisateur Jérôme Blumberg
à la Cinémathèque de Toulouse, novembre 2013
Dans le monde de l’ethnomusicologie, on ne présente pas Simha Arom. Il est l’un de ceux qui ont proposé une approche totalement nouvelle de cette science, y mêlant les principes de la linguistique héritée de Saussure à l’analyse musicale. Par ce biais, il a étudié avec une acuité impressionnante les systèmes musicaux de diverses civilisations, notamment ceux de l’Afrique centrale, et principalement des Pygmées, se penchant sur les polyphonies, les échelles, l’organisation temporelle, la modélisation et les aspects cognitifs de l’oralité. Pendant de longues années, il a dirigé des recherches au laboratoire LACITO CNRS (Langues et Civilisations à Traditions Orales), formant ainsi des générations d’ethnomusicologues. Simha Arom connaît bien Toulouse, et a participé récemment à diverses activités de recherche sur la polyphonie vocale à l’Université Toulouse – Jean Jaurés. Invité au dernier festival Peuples et Musiques au Cinéma, il est notamment venu présenter son film Ango, une leçon de musique africaine, sorti en 1998 en compagnie du réalisateur Jérôme Blumberg. Le film avait été conçu à l’occasion de la venue à Paris d’un de ces fameux orchestres de trompes des Banda-Linda de la République Centrafricaine, sur lesquels Arom s’est particulièrement penché, utilisant notamment la technique du re-recording lors de ses enquêtes de terrain, et découvrant ainsi le travail individuel de chaque instrumentiste pour l’élaboration de polyphonies d’une grande complexité. On le voit ici sur la scène d’un auditorium parisien, commentant devant un public d’étudiants la musique jouée par l’ensemble, superposant les voix l’une après l’autre, questionnant les musiciens, et proposant à l’auditoire une « leçon » particulièrement exceptionnelle pour de jeunes Parisiens découvrant les techniques de l’étude de terrain.
À l’issue de la projection, un débat permettait au public de Peuples et musiques au cinéma de poser des questions à Simha Arom, et de découvrir sa personnalité passionnante, faite d’une faconde, d’une érudition et d’un humour impressionnants. Nous reproduisons ici la première partie de cet échange, axé sur le film et les musiques entendues. Les questions sont posées par diverses personnes du public.


Simha Arom                                    
Eh bien bonjour… Maintenant que vous m’avez entendu pendant une demi-heure, il va falloir encore m’entendre ! Je crois qu’il n’y a rien à ajouter au film, qui doit par principe parler lui-même. S’il ne le fait pas, ce n’est pas un bon film… Vous avez maintenant l’occasion de me poser des questions, alors je vous écoute.

Peut-on entendre l’ensemble quelque part ?
Oui, sur disque. Mais ici, ils étaient dix, ce n’était pas un grand orchestre. La dimension des orchestres varie en fonction des musiciens. Il faut qu’ils soient groupés par « familles » de cinq instruments, en ordre descendant. Donc avec dix trompes, vous avez un orchestre de taille moyenne. J’ai eu la chance – c’était un hasard – d’avoir pu, sur le terrain, travailler avec un orchestre de dix-huit instruments. C’était en 1972. Depuis, je n’en ai jamais vu qui dépasse ce nombre, ou même qui l’égale. Des enregistrements de cet orchestre figurent sur plusieurs disques.
 
Orchestre de trompes Banda Linda
J’ai une question sur l’accord : ces instruments se désaccordent-ils ? 
C’est le musicien qui façonne le son avec ses lèvres et avec son oreille. C’est pourquoi il est difficile de faire jouer « juste » un instrument à vent. J’ai été corniste pendant dix années dans un orchestre symphonique, je suis donc bien placé pour le savoir. Alors, comment s’accordent-ils ? Pour y répondre, se pose, au préalable, la question suivante : quelle est la référence de hauteur pour chacun des instruments ? Chez les Banda-Linda, il existe pour cela un étalon : c’est le xylophone. La fabrication des xylophones est assurée par les xylophonistes eux-mêmes, souvent des virtuoses, qui conservent chez eux des lames qui leur servent d’étalon ; c’est un peu – toutes proportions gardées – comme le « mètre étalon » entreposé à Sèvres, au pavillon du Bureau International des Poids et Mesures… Quand un xylophoniste s’apprête à construire un nouveau xylophone, il prend ces lames sous le bras et en taille d’autres, jusqu’à ce qu’il obtienne les mêmes hauteurs que celles des lames de référence. Avec l’usage, le son des lames varie, ce qui en modifie la hauteur ! Ce qui pose souvent un problème au musicologue qui vient enregistrer un xylophoniste, car il ne connaît ni l’âge ni l’état de son instrument. Alors, est-ce que l’échelle de ce xylophone correspond vraiment au modèle que le musicien a dans son cerveau ? Pas sûr ! Certains chercheurs font des mesures acoustiques très poussées, et arrivent à des résultats surprenants : « Telle population possède une échelle absolument extraordinaire » !… Or, il peut s’agir simplement d’une échelle qui s’est détériorée avec le temps ! Souvent, celle-ci est bien plus simple que ce que l’on imagine. Évidemment, il y a aujourd’hui des méthodes d’expérimentation interactive – je n’entre pas dans les détails – pour déterminer quelles sont les hauteurs pertinentes au sein d’une échelle.
Pour revenir aux trompes, il suffit de savoir qu’elles sont accordées sur les lames d’un xylophone. Les instruments les plus graves sont faits de longues racines d’arbre évasées, les plus aiguës de cornes d’antilope, que l’on taille pour les mettre à la hauteur voulue. La musique des Banda-Linda a recours à l’échelle pentatonique anhémitonique – c’est-à-dire sans demi-tons –, qui correspond approximativement aux intervalles qui séparent les touches noires du piano. Et comme le plus petit intervalle de cette échelle est le ton entier, les tenants de la tradition sont moins sensibles à des intervalles plus petits, puisqu’ils ne sont pas pertinents dans leur culture… Dans un tel contexte, une différence d’un quart de ton, par exemple, ça ne compte pas.

Leur musique n’est pas écrite, or la vertu d’une écriture c’est de stabiliser la langue…
… Et de la faire mourir !

Bien sûr ! Le cas de l’orthographe, c’est qu’elle a été construite par l’école, et qu’elle bloque la variation. Quelles sont les conséquences du fait que ça ne s’écrit pas ?
La première qui me vient à l’esprit, c’est que l’on n’entend jamais deux exécutions qui soient identiques. Vous écoutez à deux reprises une même pièce, et parfois, pour un observateur étranger, le résultat est tellement différent qu’il dit : « Mais ce n’est pas la même chose que vous jouez ! » Et on lui répond : « Mais si, mais si ! »… Alors de deux choses l’une : ou vos interlocuteurs vous mettent à l’épreuve, ou bien force est d’admettre que ce sont eux qui ont raison car, s’agissant de leur musique, ce sont eux les experts. Reste à savoir en vertu de quel critère ils ont raison. C’est là qu’intervient la modélisation : dans le film, vous me voyez montrer à mes étudiants une feuille, sur laquelle figure en notation musicale le modèle de la pièce que les musiciens jouent, en d’autres termes, l’épure qui constitue leur référence mentale quand ils l’exécutent. Et c’est sur cette référence mentale que viennent se greffer d’innombrables variations, qui ne semblent jamais les mêmes.

Ça évolue quand même ?
Ah !… Elles sont dures, les questions, mais elles sont bonnes ! Vous voulez savoir si la musique change au cours du temps, c’est bien ça ?

Séance d'enregistrement sur le terrain
Avez-vous suivi le même orchestre pendant dix ou vingt ans, par exemple ?
Pas l’orchestre que vous avez vu dans le film : ces musiciens-là, j’ai fait leur connaissance la veille du tournage, à Paris, à la Maison des Cultures du Monde… Mais avec l’orchestre de la petite ville d’Ippy, j’ai travaillé pendant une bonne dizaine d’années.
Tout dépend de ce qu’on entend par « évoluer ». Une musique qui évolue, ça veut dire que les structures changent, que les morceaux changent…

Il peut y avoir dans le groupe un individu qui a plus d’influence, d’autorité… c’est possible ?
Encore faut-il que les autres musiciens l’acceptent ! En théorie, c’est possible, mais dans la pratique, ça n’arrive pas… À mon avis, il y a un certain nombre de raisons pour cela. L’une d’elles est que ces musiques sont liées à des circonstances, qui sont le plus souvent socio-religieuses, et on ne plaisante pas avec ça. Une autre raison tient au fait que les principes qui régissent ces musiques sont d’une telle rigueur que, dès que l’on modifie certains paramètres, l’édifice musical risque de s’écrouler. Prenons pour exemple la périodicité : vous avez vu dans le film que, souvent, je frappais des mains ou demandais aux musiciens de le faire. Frapper des mains, dans une musique cyclique – ce qui est ici le cas – permet de déterminer la dimension de la période et, du même coup, de découvrir comment la pulsation, qui en est la pierre d’achoppement, se subdivise – selon un principe binaire ou ternaire. Prenons comme exemple une pièce qui serait fondée sur un cycle de douze temps dont chacun se subdivise en trois valeurs brèves ; la période comptera donc trente-six de ces valeurs. Le fait d’ajouter ou de supprimer une seule de ces valeurs suffit pour déséquilibrer l’ensemble et porter atteinte à la structure même de la pièce. C’est là l’un des principes qui assurent la pérennité de ces musiques.

Et les structures, elles sont toujours similaires ? On en a entendu de quatre temps, y en a-t-il des plus longues, des plus courtes ?
Il y a de tout : des quatre temps binaires, des quatre temps ternaires, ce qui, déjà, fait une différence sensible. Les périodes de certaines pièces du répertoire comptent six temps – la plus longue douze temps binaires, qui se subdivisent en quarante-huit valeurs brèves… Pour tout ce qui concerne l’organisation du temps musical – qu’il s’agisse de la superposition de périodicités différentes, du rythme ou de la polyrythmie –, les Africains sont des as !

Et à côté de cette musique, il y en a une autre ?
Chez les Banda-Linda il y a plus d’une quinzaine de circonstances auxquelles la musique est associée et, comme je l’ai déjà dit, chaque circonstance possède son propre répertoire ! Celui des orchestres de trompes est indissociable d’une circonstance donnée, l’initiation des garçons, alors que l’initiation des filles a recours à un autre répertoire, qui comporte d’autres chants et d’autres instruments. Mais il serait trop long d’énumérer ici toutes les circonstances dans lesquelles la musique intervient dans une communauté traditionnelle africaine…

Vous disiez que leur répertoire est d’origine vocale. Existe-t-il des paroles, et quand les musiciens jouent, ont-ils ces paroles en mémoire, comme sur une partition mentale ?
Dans le film, à un moment, les musiciens chantent des phrases mélodiques qui sont à l’unisson, et je montre qu’on retrouve celles-ci dans toutes les combinaisons des instruments. C’est parce que cette musique, purement instrumentale, est issue de la musique vocale ; ce sont des « chants » qui ont été orchestrés.

Et y a-t-il un chef d’orchestre ? Là, on a l’impression qu’il y en a un, mais en réalité, dans le village, y en a-t-il un ?
Oui ! J’ai entendu un tel orchestre pour la première fois, le lendemain de mon arrivée en Afrique, le premier décembre 1963, jour de la fête de l’indépendance. Il y avait différents groupes qui étaient venus à Bangui, la capitale, parmi lesquels un orchestre de trompes. En voyant leur chef battre la mesure, j’ai d’abord pensé que ces musiciens avaient eu l’occasion de voir des fanfares dirigées par des chefs, alors ils se sont dits que ça faisait chic… Jusqu’au jour où je suis tombé sur deux livres d’André Gide, Voyage au Congo et Le Retour du Tchad, respectivement parus en 1927 et 1928, dans lesquels il décrit entre autres un orchestre de trompes qu’il a entendu dans l’actuelle République Centrafricaine et, comme il mentionne l’ethnie d’origine de cet orchestre, il ne fait pas de doute que c’est bien des mêmes qu’il s’agit. Gide, qui était musicien – bon pianiste, prend soin de préciser que les joueurs de trompes sont debout en arc de cercle, que chacun d’eux ne joue qu’une seule et même note et que devant, faisant face à l’orchestre, se tient un chef qui bat la mesure ! Je me suis dit que dans les années 1920, ces musiciens villageois n’avaient pas dû voir beaucoup de films et que, par conséquent, cette coutume devait donc être antérieure. Par la suite, au fil de mes lectures, j’ai découvert que, lors de l’escale de Vasco de Gama au Cap de Bonne-Espérance – nous sommes en 1497 ! –, c’est un ensemble de trompes semblable, dirigé par un chef, qui était venu accueillir le grand navigateur.

Avez-vous une vision de l’avenir pour cette musique ? Est-ce que cette musique va perdurer ? Va-t-elle durer aussi longtemps qu’elle a déjà duré ?
Je crains que non.

Simha Arom dans la cour de la
Cinémathèque de Toulouse, novembre 2013
Et pourquoi ?
Pourquoi ? Parce que le monde change ! Et pour ce qui est de l’intérieur du continent africain, le monde a changé au cours du XXe siècle plus qu’en deux millénaires. Aujourd’hui, on capte la radio, qui diffuse des musiques fort différentes, dans les endroits les plus reculés ; la télévision commence à pénétrer dans les villages… Il y a aussi, depuis plus d’une centaine d’années, l’activité des missionnaires, qui n’a pas épargné la musique. Il faut savoir que la plupart des activités économiques traditionnelles – la chasse par exemple – sont indissociables de pratiques rituelles. Pour que ces activités soient couronnées de succès, il faut se rendre propices les ancêtres et diverses divinités – génies et autres esprits –, relevant d’un système de croyances combattu par la christianisation. Par ailleurs, à partir du moment où, pour prendre un gros gibier, le fusil est venu remplacer les sagaies et les filets disséminés sur l’aire de chasse, l’efficacité du rituel propitiatoire pour cette activité pouvait être mise en doute. Dès lors, celle-ci commence à tomber en désuétude et, du même coup, la musique qui lui était associée.
Et que dire sur la perfection de l’instrument ?
En Afrique on façonne, avec des éléments très simples – parfois rudimentaires –, des instruments dont la sonorité est souvent extrêmement subtile. L’arc musical à bouche en est un exemple éloquent : une branche courbée retenue par une corde, une baguette en bois pour la frapper et une autre pour en changer la hauteur en appuyant dessus ; enfin, la cavité buccale du musicien est utilisée comme résonateur à volume variable. Avec ce dispositif rudimentaire, le musicien arrive à produire, uniquement à partir des sons harmoniques, des mélodies dont le timbre est d’une délicatesse infinie.

Propos rapportés par Jean-Christophe Maillard et Simha Arom