Il y a au moins deux façons
d’apprécier cet ensemble de musique – à savoir de chant, d’amorces sonores
vocales et instrumentales – et de textes…
La première façon serait celle
d’un auditeur-zappeur qui aurait à peine pris le temps de regarder la jaquette
sépia avant de laisser s’engloutir le CD dans l’ordinateur… Quand l’écoute
distraite commence, l’auditeur-zappeur – qui fait toujours autre chose en même
temps – est pourtant tenté de fermer les yeux… Alors qu’il se préparait à
découvrir le fruit d’un simple travail de mémoire, il est transporté d’une
terre à une autre ! D’une plage sonore à l’autre, il a l’impression
d’entendre de l’Espagne, de l’Argentine, souvent franchement de la Catalogne,
et peut-être bien de l’Italie et peut-être encore autre chose... Avec,
semble-t-il, toutes les sonorités d’accents, sinon de langues, qu’il faut pour
évoquer d’autres pays ! S’ajoutent à cela des tonalités différentes, qui
font que le voyage ne se contenterait pas de faire aller de terre en terre mais
aussi de faire aller de moments en moments où les univers humains ne seraient
pas les mêmes, tantôt intimes comme des espaces de confidence, tantôt profonds
comme des espaces de célébration, tantôt âpres comme les espaces qu’on va devoir
quitter ou bien ceux où l’on arrive, sans être sûr encore d’être accueilli…
La deuxième façon serait celle de
l’auditeur-traceur qui va d’abord prendre le temps de détailler les signes de
la jaquette. Bien évidemment, sa photographie centrale met sur la piste d’une
histoire de transmission : un homme déjà âgé marche en tenant par la main
un tout petit enfant. Le titre pourrait paraître évident, tant Pep paraît
proche de Pépé ou Pepi. Mais ce serait oublier qu’en espagnol Pepe, comme en
catalan Pep, est un simple prénom. Mais inscrit ou non dans une lignée,
pourquoi ce Pep serait-il el mal, le
mauvais ? Cette fois-ci, l’écoute va se faire avec une question en tête…
Or, l’auditeur-traceur, qui est aussi, on l’aura compris, observateur, prend le
temps de lire le dos de la jaquette : L’invencion
d’una identitat, d’un trajècte, d’una aventura… Il est ainsi mis sur une
voie qui n’est pas pur retour en arrière mais qui reprend une histoire en
marche, produisant ses ancrages, ses tressages, sa geste. Un regard sur les
textes révèle qu’aucune langue n’est précisément nommée mais on y reconnaît
effectivement, en les lisant, du catalan, du castillan, de l’occitan versus
Languedoc et de l’occitan versus Gascogne… Faut-il donc alors s’étonner qu’à la
première écoute, on ait aussi pu penser à l’Argentine ou à l’Italie ? Pour
l’Argentine, le doute est levé en découvrant que l’un des morceaux s’appelle
effectivement Milonga… Mais pour
l’Italie ? C’est sans doute que l’évocation sensible d’une
migration-enracinement-tressage, partie ici de Catalogne, trouve écho dans
d’autres histoires. Dans tous les cas, il y a eu à la base des maudits, partis
de telle ou telle terre, munis de telle ou telle langue, arrivés d’abord en
décalage et c’est finalement la seule justification qu’on puisse trouver à ce
« el mal » assumé…
Au point où on se dit que Pep a
pu finir d’arriver – comme on peut inviter localement à finir d’entrer – au
point où se finit l’écoute du CD et la lecture des textes, el mal rime vraiment avec régional. Car ce que montre bien l’écoute
qui a fini par être attentive du CD
Pep el mal, c’est que le paysage sonore et imaginaire d’un lieu,
mettons d’une région, se construit avec toutes les provenances des personnes
qui s’y inscrivent durablement, au point que la langue même qu’on croirait
locale est riche de toutes les façons de chanter que celles et ceux qui
venaient d’ailleurs ont pu lui faire rencontrer. On pourrait appeler cela à la
recherche des sons perdus mais on ferait encore mieux de dire : les sons
retrouvés.
Philippe Sahuc