jeudi 27 février 2014

Henri et Marie Rouland, chanteurs corréziens et Apprends-moi ton langage, Chansons des pays de l’Ardèche - chroniques

Livret Chants de l'Ardèche
À la fin des années 1970 et dans le courant de la décennie 1980, fut entreprise en France une collecte de grande ampleur auprès des détenteurs de la mémoire musicale et chorégraphique orale, témoins appartenant à la génération 1900 ou, pour les plus jeunes, à la génération suivante (1920-1930). Ces collectes qui, schématiquement, constituèrent la troisième grande vague de recueil de la tradition musicale orale française (après la romantique et celle de l’ethnomusicologie institutionnelle et muséale), permirent de constituer une immense mémoire sonore et visuelle, aujourd’hui conservée essentiellement dans les associations de musiques et danses traditionnelles ou dans quelques structures institutionnelles de conservation de la mémoire. Une autre de leur particularité fut d’avoir été menées en grande partie par des gens qui n’avaient pas de formation particulière en ethnomusicologie et puisaient leur motivation dans des considérations fonctionnelles et utilitaristes : alimenter et renouveler le répertoire des groupes dans lesquels ils jouaient, compléter les seules sources auxquelles ils avaient alors accès, à savoir les anthologies de chants populaires publiées à l’époque romantique et post-romantique. Christian Oller, au cœur de ces deux publications, musicien du fameux et emblématique groupe Le Grand Rouge (Pierre Imbert, Éric Montbel, Olivier Durif et Christian Oller), explique dans le livret de l’album Henri et Marie Rouland, chanteurs corréziens, qu’ « au départ, il s’agissait principalement de collecter des airs originaux pour abonder le répertoire de notre groupe. La démarche fut donc d’aller voir ce qui pouvait subsister en la matière : c’est avec de sages résolutions et – il faut bien le dire – peu de connaissances que nous sommes partis sur ce terrain, sans aucune intention identitaire, régionaliste ou folklorique ».

En l’occurrence, ces musiciens du Grand Rouge, issus du folk club La Chanterelle créé à Lyon par Jean Blanchard, collectèrent dans des terroirs proches de la région lyonnaise comme l’Ardèche, ou plus éloignés, comme le Limousin. Dans cette dernière région, tout le monde connaît aujourd’hui l’important travail réalisé par Éric Montbel autour de l’une des cornemuses de ce terroir, la chabreta – travail de recherche et de relance –, de même que Olivier Durif, qui a beaucoup joué les musiques des violoneux limousins et écrit sur les musiques traditionnelles limousines, dirige depuis de nombreuses années le Centre régional des musiques et danses traditionnelles de cette région.


Christian Oller, accordéoniste du Grand Rouge, a collecté avec ses amis, d’abord en Limousin : « Un après-midi d’été 1977, Pierre [Imbert], Éric [Montbel] et moi-même [Christian Oller] rencontrons les Rouland… Nous apprendrons beaucoup à leur contact. » Dans cette région, à cette époque, comme dans de nombreuses autres régions de France, des musiciens (chanteurs, instrumentistes), des danseurs, des conteurs, malgré leur âge, sont tout à fait disposés à livrer leur mémoire et à montrer leurs savoir-faire. « Très vite, la magie opère car les rencontres avec des musiciens tels que François Vidalenc [accordéoniste], Léon Peyrat, Julien Chastagnol, Alfred Mouret [violonistes], etc. sont détonantes, déroutantes, la collecte devient pour nous une addiction : nous sommes fascinés, enregistrons rapidement des mélodies inédites, découvrons des styles de jeu non répertoriés, des micro-territoires de pratiques vocales et instrumentales et réalisons également qu’il faut faire très vite ! »

Puis, c’est en Ardèche (en Vivarais) que les collectes se sont poursuivies, au sein de l’association Aigardent, au début des années 1980. Dans cette région, alors qu’il exista une tradition de violon précocement disparue (deux violoneux ont été alors recensés par les quatre collecteurs de cette association1, mais qui étaient trop âgés pour jouer ; un violon de fabrication artisanale a été retrouvé), c’est surtout une pratique vivante et active du chant populaire que les collecteurs découvrirent. Le résultat de ces collectes « peut se chiffrer […] à 500 chansons recueillies : à partir de ce corpus et considérant le bon état des matériaux collectés, nous pouvons affirmer que la chanson est sans conteste la partie la plus représentative de la tradition orale en Vivarais, si on la compare à la tradition contée dont il ne nous reste que des bribes assez peu significatives, ou à la pratique instrumentale qui semble plus anecdotique ».


En Limousin comme en Ardèche, ce sont ces collectes que nous restituent ces deux publications, non pas dans une édition entièrement originale mais, en grande partie, dans une réédition numérique d’anciens disques vinyle. Le CD Apprends-moi ton langage est la réédition du disque 33 tours du même nom produit en 1985 par l’association Aigardent ; le disque consacré à Henri et Marie Rouland provient en partie d’extraits d’un disque 33 tours publié en 1974, French Folks Songs of Corrèze2.

Ces enregistrements, au-delà de la personnalité des chanteurs, révèlent des techniques et des timbres vocaux surprenants, voix amples et timbrées, et, chez certaines chanteuses (Mme Chasson, Marcols-les-Eaux, Ardèche, 67 ans en 1975 ; ou encore Marie Rouland, Corrèze), nasales et puissantes au point d’être presque métalliques. Le répertoire est constitué de chansons à danser (bourrées en Limousin et en Ardèche ; rigodon, scottish-glissante, branle du rat, « vires » en Ardèche) ou de chansons diverses (chants de métiers et de compagnonnage, ballades et complaintes, chants de Noël et de carnaval, chansons sentimentales, etc.). On constate que les premières sont souvent en occitan quand les secondes sont plus largement en français, ce qui constitue une information intéressante sur la complexité linguistique et dialectale des régions occitanes dans l’immense corpus des ethnotextes.

La publication Apprends-moi ton langage est constituée d’un disque et d’un livret de 34 pages, présentant les régions ardéchoises collectées, plus brièvement les informateurs, et restituant intégralement les textes de toutes les chansons. Celle intitulée Henri et Marie Rouland. Chanteurs corréziens : Saint-Hilaire-les-Courbes, Chamberet, se compose d’un très beau livret de 36 pages, très illustré et agrémenté de textes intéressants (notamment ceux de Christian Oller qui précise le contexte de ces collectes, ou de Jean-Marc Delaunay qui se livre à une analyse musicale de ces chansons et du mode oral de leur transmission), et de deux disques. Le premier est seulement constitué de collectes (entre 1976 et 1980, plus des extraits du disque de 1974, ci-dessus mentionné). Le second est intitulé Dans la trace des Rouland ; il est interprété par Les trois Sylvie[s] (Sylvie Berger, Sylvie Heintz et Sylvie Géniaux) et enregistré en 2011. Sans doute le Centre régional des musiques traditionnelles en Limousin, concepteur et éditeur de cette publication, a-t-il voulu illustrer de la sorte la continuité des pratiques et la validité de la transmission que les collectes ont opérées. Que l’on me permette cependant d’être plus réservé sur cet aspect de la publication, non pas que la qualité du chant et de l’interprétation ne soit pas au rendez-vous, mais cela était-il vraiment nécessaire ? Pourquoi ne pas avoir plutôt diffusé des images inédites de ces collectes de la fin des années 1970, comme on peut voir furtivement celles de la veillée organisée chez Jean Vacher à Bonnat de Chamberet (Corrèze), en 1979, dans le petit film de 8 minutes de la visite à Marcelle Pathier en 2013 ?

Il reste que les collectes publiées ici, passées assez inaperçues lorsqu’elles firent l’objet d’une édition vinyle en 1974 ou 1985, ou qui sont inédites, nous ramènent subitement trente-cinq ans en arrière en nous faisant revivre ces chants, ces musiques, ces rencontres humaines. Alors que les sources de l’ethnomusicologie de la France, dont beaucoup sont encore inédites (et, de ce fait, insoupçonnées), sont encore peu consultées (paradoxe de l’action patrimoniale menée depuis plusieurs décennies), alors que les disques d’ethnomusicologie relatifs aux fonds français restent confidentiels, peu ou mal distribués, produits localement par de multiples associations et, pour cette raison, difficiles à recenser, ces deux rééditions viennent à point nommé. Elles soulignent à la fois la beauté de ces chants, la force émotionnelle qui s’en dégage, l’intérêt de ces répertoires, mais aussi l’extraordinaire travail réalisé par ces collecteurs passionnés et nombreux, tout comme l’urgence qu’il y a aujourd’hui à publier toutes ces archives.

Concernant ce dernier point, au-delà des actions locales et territoriales de promotion du patrimoine musical oral, on se prend à rêver d’une grande édition nationale des archives sonores en France dont l’effet serait d’accroître leur visibilité et leur diffusion, et donc d’améliorer la connaissance que les musiciens, danseurs, conteurs, publics ont de leurs pratiques et de leurs écoutes. Mais qui pourrait assurer une telle édition aujourd’hui, alors que les grandes structures nationales dont ce serait pourtant la mission, souvent exsangues, de plus en plus gérées comme des établissements commerciaux, se tournent résolument vers l’événementiel et le médiatique, au détriment d’une véritable politique de valorisation de la mémoire ? C’est pourquoi de telles publications en plus d’être magnifiques, émouvantes, d’une infinie richesse, sont aussi foncièrement utiles.

Luc Charles-Dominique





• Henri et Marie Rouland, chanteurs corréziens. Saint-Hilaire-les-Courbes, Chamberet ;
Sylvie[s] Berger, Heintz, GéniauxDans la trace des Rouland.
Livre (36 pages)-disque.

Centre régional des musiques traditionnelles en Limousin, 2013. 




Apprends-moi ton langage, Chansons des pays de l’Ardèche.
Livret (34 pages)-disque. 

Réédition du disque 33 tours produit en 1985 par l’association Aigardent, 2013.
Autoproduction : Sylvette Béraud-Williams, tél : 04 75 66 32 99. 



1. Sylvette Béraud-Williams, Aline et Dominique La Perche, Christian Oller.
2. Disque Topic 12T246 de Hugh Shields. Dans le petit film de la visite (en bonus dans le CD n° 2 de la publication sur les Rouland) que rendent, le 22 février 2013, Olivier Durif, Christian Oller et Sylvie Heintz à Marcelle Pathier, la nièce des Rouland, Christian Oller raconte comment il a découvert ce disque à la Fnac de Lyon et lu dans le livret les noms et adresses des chanteurs qu’il décidera de collecter peu de temps après avec ses amis du Grand Rouge.