jeudi 23 janvier 2014

Stéréophonies, Virginie Basset - chronique CD

Un violon, une contrebasse - les deux pôles extrêmes des cordes frottées - c'est un vaste paysage qui se dessine, une stéréophonie en grandeur nature, un contraste radical, un équilibre audacieux entre opposition et fusion.

Virginie Basset vient du classique : formée au conservatoire de Toulouse, elle découvre les musiques traditionnelles d'Auvergne en même temps que celles d'Orient, et ça aussi, c'est une sacrée stéréophonie !
Les rapports entre classique et traditionnel ont toujours été tendus, voire conflictuels, dans ce pays cartésien, parfois jusqu'au dogmatisme, qu'est la France.
Néanmoins cela alimente de joyeuses plaisanteries : "Enlevez la partition à un classique, il s'arrête de jouer ; mettez une partition à un trad, il s'arrête de jouer !"

Mais seulement voilà : il en est qui s'ingénient à sauter d'un côté de la barrière à l'autre, et même que ça a l'air de les amuser follement, sous le regard stupéfait des gardiens de l'orthodoxie, et du coup la barrière se trouve réduite à l'état de petit bois pour la cheminée, au moins ça nous tient chaud ! Alors s'ouvre un espace où tout semble possible, où la terre vierge est prête à recueillir la semence qui donnera des fleurs aux parfums inconnus et merveilleux. Cet échange savant / populaire est vieux comme le monde, et a fertilisé les traditions orales comme il a ressourcé et inspiré les explorations les plus novatrices, de Chopin à Debussy, de Bartok à Stockhausen, des Beatles à Zappa.

Johan Jacquemoud est aussi un passeur de frontières, de la contrebasse classique à la basse électrique rock-jazz, de l'Irlande aux Balkans et même jusqu'à l'Inde avec le sitar, et de la composition à l'improvisation.

Nul doute alors que la complicité, essentielle dans un duo, opère ici à plein régime.
Le grand écart, qui donne des assises solides et de la hauteur de vue, est aussi une caractéristique de la stéréophonie... des esprits !

Virginie et Johan signent respectivement cinq et trois compositions et en co-signent deux, tandis que Jean-François Vrod, compositeur familier des chemins de traverse, en signe une.

La pochette interpelle par cette photo sepia d'une enfant - qui ressemble singulièrement à Virginie - au sourire communicatif et au regard émerveillé par ce qu'elle écoute dans son casque. On n'en attend pas moins de la musique, pas vrai ?!

C'est donc avec une certaine gourmandise que je place la galette sur mon Teppaz et pose délicatement le safir sur la cire luisante.

La première plage, Le septième désert, ne nous laisse pas sur le sable et nous promet déjà le septième ciel ! Cela sonne grave dans tous les sens du terme, de la contrebasse au groove tout en rondeur et souplesse, jusqu'au son chaleureux et incisif du violon et à son articulation limpide et sensuelle, particulièrement à l'aise dans les intervalles non tempérés de ce morceau aux couleurs balkaniques.
Puis viennent des univers contrastés, avec Mazurka du caillou vert, dont la solide charpente construite par la contrebasse ouvre de grands espaces au violon, qui se prend même à vagabonder dans une large respiration au milieu du morceau, avant que celui-ci ne se relance de plus belle, mazurka oblige ; avec la longue flânerie de Chiquenaude, sur fond de boucle boîteuse et entêtante du violon, avec ses lignes mélodiques étirées et ses arrières-plans impressionistes ; avec Tandem, étonnant et consonnant pizzicato joué à l'unisson grave-aigu ; et avec Suzanne l'a dit, où l'on reconnaît la grâce mélodique et la malice poétique de Jean-François Vrod, et on notera au passage que le bourdon de la basse a comme un son de tampura...
Dans Bonnet de neige, construit sur des arpèges de facture toute classique, se déploie un thème d'une simplicité désarmante, littéralement abandonné à la tendresse, où résonnent des échos de musique carnatique, tandis que la contrebasse ponctue en coups de cloche réguliers ce temps suspendu.
Retour aux Balkans avec Drichtaria, appel irrésistible à la danse, avec un recours-surprise aux effets de delay, comme une échappée en spirale cosmique, puis cette "nostalgie heureuse" que j'ai ressentie avec Rue de la Terrette (petite terre ? ).
Trois poils de loup, court intermède en pizzicato / boîte à musique avançant à pas de loup, amène à Entre flocon et neige, où la contrebasse prend le lead d'un chant profond et majestueux, puis, se métamorphosant en arpèges ouatés, fait le lit du violon descendant du ciel en plume d'ange.
Après la neige, les fleurs : Des fleurs au Montjuzet, qui me renvoie à l'enfance évoquée sur la pochette, cette douce insouciance, ce bonheur simple...

Ah tiens, ce n'était pas un Teppaz : l'aiguille ne gratte pas sans fin au bout du sillon... la "réalité" reprenant ses droits ! Non, le silence numérique m'accompagne dans une lointaine rêverie, celle d'une fête sereine et joyeuse, et ce silence est encore de la musique, comme après du Mozart.
Si j'avais un mot pour définir cette musique, ce serait plénitude. Une façon d'embrasser le monde, à pleines mains et à plein coeur. Une célébration de la mélodie dans toutes ses déclinaisons, ses inclinations, ses irisations, ses lunaisons, ses affirmations.

La prise de son, chaude, intimiste et d'une excellente dynamique, confère aux basses une présence efficace, qui bien plus qu'un accompagnement, dialoguent à part égale avec les chromatismes lumineux du violon, les deux instruments n'étant jamais figés dans des rôles stéréotypés, mais croisant au contraire leurs expressions tantôt aériennes, tantôt terriennes, dans une fluidité qui laisse percevoir la permanence d'une danse intérieure partagée.
À noter également une utilisation très judicieuse, dans certaines séquences, des boucles (ou re-recordings ? ), permettant, en dédoublant les instruments dans leurs fonctions solistes et porteuses, d'épanouir pleinement l'image musicale, sans jamais donner ici l'impression d'une redondance démonstrative, comme on l'entend si souvent sur scène avec ces petites boîtes magiques si commodes que sont les loop station...

L'énergie vivifiante de ce duo est à la mesure de son inspiration et de la palette sonore qu'il est capable de révéler avec une telle économie de moyens, grâce à ce subtil équilibre entre sensibilités traditionnelle, classique et jazz.

Me voilà conforté dans ma conviction : le moins c'est le plus !


Dominique Regef


Extrait à écouter : Drichtaria




Stéréophonies
Virginie Basset, violon
Johan Jacquemoud,contrebasse
2013

En savoir plus sur Virginie Basset et morceaux à écouter sur :
www.virginiebasset.com