Un violon, une
contrebasse - les deux pôles extrêmes des cordes frottées - c'est
un vaste paysage qui se dessine, une stéréophonie en grandeur
nature, un contraste radical, un équilibre audacieux entre
opposition et fusion.
Virginie Basset
vient du classique : formée au conservatoire de Toulouse, elle
découvre les musiques traditionnelles d'Auvergne en même temps que
celles d'Orient, et ça aussi, c'est une sacrée stéréophonie !
Les rapports
entre classique et traditionnel ont toujours été tendus, voire
conflictuels, dans ce pays cartésien, parfois jusqu'au dogmatisme,
qu'est la France.
Néanmoins cela
alimente de joyeuses plaisanteries : "Enlevez la partition à un
classique, il s'arrête de jouer ; mettez une partition à un trad,
il s'arrête de jouer !"
Mais seulement
voilà : il en est qui s'ingénient à sauter d'un côté de la
barrière à l'autre, et même que ça a l'air de les amuser
follement, sous le regard stupéfait des gardiens de l'orthodoxie, et
du coup la barrière se trouve réduite à l'état de petit bois pour
la cheminée, au moins ça nous tient chaud ! Alors s'ouvre un espace
où tout semble possible, où la terre vierge est prête à
recueillir la semence qui donnera des fleurs aux parfums inconnus et
merveilleux. Cet échange savant / populaire est vieux comme le
monde, et a fertilisé les traditions orales comme il a ressourcé et
inspiré les explorations les plus novatrices, de Chopin à Debussy,
de Bartok à Stockhausen, des Beatles à Zappa.
Johan Jacquemoud
est aussi un passeur de frontières, de la contrebasse classique à
la basse électrique rock-jazz, de l'Irlande aux Balkans et même
jusqu'à l'Inde avec le sitar, et de la composition à
l'improvisation.
Nul doute alors
que la complicité, essentielle dans un duo, opère ici à plein
régime.
Le grand écart,
qui donne des assises solides et de la hauteur de vue, est aussi une
caractéristique de la stéréophonie... des esprits !
Virginie et Johan
signent respectivement cinq et trois compositions et en co-signent
deux, tandis que Jean-François Vrod, compositeur familier des
chemins de traverse, en signe une.
La pochette
interpelle par cette photo sepia d'une enfant - qui ressemble
singulièrement à Virginie - au sourire communicatif et au regard
émerveillé par ce qu'elle écoute dans son casque. On n'en attend
pas moins de la musique, pas vrai ?!
C'est donc avec
une certaine gourmandise que je place la galette sur mon Teppaz et
pose délicatement le safir sur la cire luisante.
La première
plage, Le septième désert, ne
nous laisse pas sur le sable et nous promet déjà le septième
ciel ! Cela sonne grave dans tous les sens du terme, de la
contrebasse au groove tout en rondeur et souplesse, jusqu'au son
chaleureux et incisif du violon et à son articulation limpide et
sensuelle, particulièrement à l'aise dans les intervalles non
tempérés de ce morceau aux couleurs balkaniques.
Puis viennent des
univers contrastés, avec Mazurka du caillou vert, dont la
solide charpente construite par la contrebasse ouvre de grands
espaces au violon, qui se prend même à vagabonder dans une large
respiration au milieu du morceau, avant que celui-ci ne se relance de
plus belle, mazurka oblige ; avec la longue flânerie de Chiquenaude,
sur fond de boucle boîteuse et entêtante du violon, avec ses lignes
mélodiques étirées et ses arrières-plans impressionistes ; avec
Tandem, étonnant et
consonnant pizzicato
joué à l'unisson grave-aigu ; et avec Suzanne l'a dit,
où l'on reconnaît la grâce mélodique et la malice poétique de
Jean-François Vrod, et on notera au passage que le bourdon de la
basse a comme un son de tampura...
Dans
Bonnet de neige, construit
sur des arpèges de facture toute classique, se déploie un thème
d'une simplicité désarmante, littéralement abandonné à la
tendresse, où résonnent des échos de musique carnatique, tandis
que la contrebasse ponctue en coups de cloche réguliers ce temps
suspendu.
Retour
aux Balkans avec Drichtaria, appel
irrésistible à la danse, avec un recours-surprise aux effets de
delay, comme une
échappée en spirale cosmique, puis cette "nostalgie heureuse"
que j'ai ressentie avec Rue de la Terrette (petite
terre ? ).
Trois poils de
loup, court intermède en
pizzicato / boîte à
musique avançant à pas de loup, amène à Entre flocon et
neige, où la contrebasse prend
le lead d'un chant
profond et majestueux, puis, se métamorphosant en arpèges ouatés,
fait le lit du violon descendant du ciel en plume d'ange.
Après
la neige, les fleurs : Des fleurs au Montjuzet, qui
me renvoie à l'enfance évoquée sur la pochette, cette douce
insouciance, ce bonheur simple...
Ah
tiens, ce n'était pas un Teppaz : l'aiguille ne gratte pas sans fin
au bout du sillon... la "réalité" reprenant ses droits !
Non, le silence numérique m'accompagne dans une lointaine rêverie,
celle d'une fête sereine et joyeuse, et ce silence est encore de la
musique, comme après du Mozart.
Si
j'avais un mot pour définir cette musique, ce serait plénitude. Une
façon d'embrasser le monde, à pleines mains et à plein coeur. Une
célébration de la mélodie dans toutes ses déclinaisons, ses
inclinations, ses irisations, ses lunaisons, ses affirmations.
La
prise de son, chaude, intimiste et d'une excellente dynamique,
confère aux basses une présence efficace, qui bien plus qu'un
accompagnement, dialoguent à part égale avec les chromatismes
lumineux du violon, les deux instruments n'étant jamais figés dans
des rôles stéréotypés, mais croisant au contraire leurs
expressions tantôt aériennes, tantôt terriennes, dans une fluidité
qui laisse percevoir la permanence d'une danse intérieure partagée.
À
noter également une utilisation très judicieuse, dans certaines
séquences, des boucles (ou re-recordings ? ), permettant, en
dédoublant les instruments dans leurs fonctions solistes et
porteuses, d'épanouir pleinement l'image musicale, sans jamais
donner ici l'impression d'une redondance démonstrative, comme on
l'entend si souvent sur scène avec ces petites boîtes magiques si
commodes que sont les loop station...
L'énergie
vivifiante de ce duo est à la mesure de son inspiration et de la
palette sonore qu'il est capable de révéler avec une telle économie
de moyens, grâce à ce subtil équilibre entre sensibilités
traditionnelle, classique et jazz.
Me
voilà conforté dans ma conviction : le moins c'est le plus !
Dominique Regef
Stéréophonies
Virginie Basset, violon
Johan Jacquemoud,contrebasse2013
En savoir plus sur Virginie Basset et morceaux à écouter sur :
www.virginiebasset.com