par Lucie Behr, étudiante en musicologie
L’ornement
nous a rassemblés à nouveau cette année lors des Conversations musicales, IIe rencontres des musiques anciennes
et traditionnelles organisées par le COMDT en collaboration avec le CRR de
Toulouse, l’Espace Croix-Baragnon, l’ARPA et l’Ensemble Organum - CIRMA. La
question de l’ornementation touche en effet musiciens et chercheurs. Ainsi,
étaient présents pour nous guider lors de cette table-ronde : Marcel
Pérès, fondateur notamment du CIRMA (Centre Itinérant de Recherche sur les
Musiques Anciennes) à l’Abbaye de Moissac et directeur de l’Ensemble Organum,
Pascal Caumont, directeur artistique de Vox Bigerri et professeur du département
des musiques de l’oralité au conservatoire de Tarbes, Yves
Rechsteiner, organiste et claveciniste, professeur de basse continue et
responsable du département des musiques anciennes au CNSMD de Lyon, Odile
Edouard, violoniste et chargée de la classe de violon baroque du CNSMD de Lyon,
Xavier Vidal, violoniste et professeur-coordinateur du département des musiques
traditionnelles au Conservatoire à Rayonnement Régional de Toulouse, et, en
tant que modérateur, Jean-Louis Comoretto, chanteur, membre de l'ensemble Scandicus et
directeur de l’ARPA Midi-Pyrénées. Pour cette deuxième édition, la séance s’est
tenue à l’Espace Varèse au CRR de Toulouse et était animée par le même esprit
de rencontre des musiques traditionnelles et anciennes ; une rencontre
également des auditeurs présents et des intervenants, qui nous ont proposé une
réelle discussion autour de la question de l’ « art de l’éloquence »
dans la musique vocale et instrumentale.
Il
est important de replacer l’interrogation que suscite l’ornement dans le
contexte musical de notre société. En effet, les derniers siècles d’évolution
musicale ont vu disparaître la tradition française d’hyper ornementation, et en
dehors des musiques traditionnelles et anciennes, l’art de l’ornement n’est
plus au centre de la pratique musicale. Nous avons oublié que l’apprentissage
de la musique était par le passé accompagné de celui des
« élégances », des ornements, et que ceux-ci ne peuvent être détachés
de la musique avec laquelle ils fonctionnent. Cet ensemble musique ornée forme un cadre dans lequel le musicien doit créer sa
propre éloquence.
L’art de
l’ornementation s’accompagne donc d’une forme de liberté de chacun dans le
cadre par exemple de l’improvisation polyphonique, comme nous l’ont fait
entendre Pascal Caumont et les chanteurs de Vox Bigerri présents lors de la
table-ronde :
C’est l’art, au sein du groupe, de faire coexister les ornements de chacun.
C’est l’art, au sein du groupe, de faire coexister les ornements de chacun.
Cette liberté, déjà
présente chez les 24 violons du roi qui, sous Louis XIII ornaient leur partie,
pose la question de la compréhension du propos. En effet, comme nous le
rappelle Odile Edouard, de nombreuses traces écrites du XVIIe siècle
tentent de modérer l’ardeur des musiciens et la quantité des ornements (même
s’il existe différents types d’ornements, certains faisant partie intégrante de
l’articulation). Cette liberté du musicien, chanteur ou instrumentiste, le
place dans une position d’influence en ce qui concerne la transmission de
l’œuvre et sa réception. Il ne se place pas uniquement en tant qu’exécutant,
car l’ornementation modifie en profondeur la structure de la musique, autant
verticalement qu’horizontalement.
Comment parler d’éloquence sans
évoquer la parole ? Cette discussion autour de l’ornementation nous a
conduits à l’évocation d’une parole
que l’on pourrait qualifier de fondatrice de la musique. En effet, Marcel Pérès
nous rappelle que les pièces de chant liturgique découlent d’une parole ;
jusqu’au XIIe siècle, poésie, danse et musique participaient d’un
art de dire les durées (on n’a d’ailleurs retrouvé aucune indication de durée
avant le XIVe siècle), ce qui n’est pas sans rappeler les paramètres
de scansion en poésie. Xavier Vidal nous rappelle quant à lui l’absence de
frontière entre le parlé, le conté et le chanté dans les musiques populaires,
l’élément fédérateur étant le sens, l’histoire portée par la parole. Mais ce
qui est valable pour le chant peut être également porté par la musique
instrumentale.
On peut alors faire
un parallèle entre la transmission de la musique et celle de la parole :
la musique traverse l’interprète, et ce dernier la projette de façon à
transmettre le sens qu’elle porte par de nombreux moyens musicaux. L’ornement
possède notamment une finalité expressive, selon Yves Rechsteiner : « dire
mieux [avec l’ornement] ce qu’une note simple ne pourrait exprimer ».
La transmission de la musique, son
interprétation, induit la notion de placement de la musique dans le corps et
l’espace. En effet, lorsqu’un interprète se rassemble intérieurement, se
concentre pour improviser, il devient un "catalyseur" que la musique
traverse. La production du son créé dans cet état de concentration, qu’il
s’agisse d’un soliste ou d’un groupe, crée un espace psychique porté par le(s)
musicien(s) mais aussi les auditeurs ou le public.
La notion d’espace
en musique nous renvoie également au contexte de musique liturgique dans
lequel, nous rappelle Marcel Pérès, le son était projeté, dirigé dans l’espace
de façon à révéler les lignes de force de l’architecture. Il se plaçait alors
physiquement dans une direction géographique.
Au-delà de cet
aspect de spatialisation, le son s’inscrit dans le corps de l’interprète, qui,
pour citer Pascal Caumont, doit « mettre de la vie dans la matière
sonore », la « sculpter ». Le chanteur, selon lui, s’engage
physiquement dans la production du son. L’activité revêt un caractère
organique. L’ornement est alors un moyen de nourrir le son.
S’interroger sur l’ornement dans le
contexte musical actuel pousse à faire un double constat : l’ornement qui
n’est plus usité, voire repoussé aujourd’hui, est extrêmement présent et
considéré comme positif dans les sociétés traditionnelles, comme il l’était
dans les musiques anciennes. Le lien avec les traditions ininterrompues que Les Conversations musicales se proposent
de tisser permet, du côté des musiques anciennes, une approche qui tente de retrouver et de recréer une réalité musicale de
l’époque, et, de l’autre, une réflexion introspective des musiciens de ces
traditions ininterrompues et la formulation, la mise en mots pour ces musiciens
de procédés, de pratiques musicales.
La séance s’est
achevée naturellement en musique, par une intervention de Marcel Pérès, que
tout le public a suivi volontiers dans une parfaite illustration de la
complexité que peut revêtir l’ornementation.
En savoir plus :
Les Conversations musicales
IIe rencontres des musiques traditionnelles et anciennes
Du 29 novembre au 1er décembre 2013 à Toulouse
Programme des Conversations musicales à télécharger en cliquant ici.