"Entre-deux"... Voilà
un titre qui ouvre un espace, comme celui qui s'étire entre ces deux
gros harmonicas reliés par un soufflet, ce poumon externe par lequel
le musicien insuffle la vie - sa vie.
L'accordéon
diatonique, peut-être l'instrument le plus populaire depuis
l'avènement du mouvement folk - à l'instar du chromatique à l'ère
du musette, aujourd'hui adoubé par le jazz et les musiques
contemporaines - semblait, grâce à sa vélocité et ses ressources
harmoniques, presque exclusivement voué à un rôle festif, en
quelque sorte le "pilier de bal" traditionnel.
D'où parfois une
sensation d'uniformisation du jeu et d'essoufflement dans une
pratique routinière (mais la remarque n'est-elle pas valable pour
tout instrument "à danser"?). L'écoute elle-même,
emportée dans l'action de la danse, n'a-t-elle pas tendance à se
"lisser", au lieu de se "hisser" ?
La fonction de
l'instrument, tenue par une nécessité et un répertoire, ne
prend-elle pas le pas sur le désir d'intimité et de création ? (Il
y a pourtant un lien direct entre les inflexions du son et celles du
corps, entre la musicalité dans ses plus intimes raffinements, et le
plaisir sensuel et spirituel du mouvement – le tango en fait la
plus vibrante démonstration... sans parler de la danse
contemporaine, mais c'est une autre histoire...).
"Encore un
disque d'accordéon !...", me dis-je donc, un rien désabusé.
La pochette, à la
limite de l'esquisse, laisse augurer par son dépouillement une
musique sans artifices.
Tous les titres
sont signés de Rémi Geffroy. Un lien entre tradition et invention :
il n'en fallait pas plus pour éveiller ma curiosité.
Aux côtés du
diatonique, l'instrumentation - guitare et violoncelle,
respectivement servis par Maxime Absous et Clément-Son Dang - alerte
encore mon intérêt : la guitare, "l'autre" instrument le
plus populaire, est a priori un élément structurant et une promesse
d'ouverture, pourvu qu'elle soit entre de bonnes mains... et le
violoncelle, par sa dimension classique, apporte chaleur et noblesse
dans ce monde de brutes, unissant robustesse de la basse et lyrisme
du chant... pourvu qu'il...
Fermement décidé
à résister à toute injonction gesticulatoire, je me cale au fond
de mon fauteuil, un verre de Madiran à portée de main.
Justement,
l'ouverture invite au recueillement, à l'accord de notre souffle sur
cette méditation sonore. Le syndrome "première gorgée de
bière", sans doute... Ou, comme dirait Higelin : "Juste le
minimum, avant de mettre la pleine gomme". L'entre-deux est
peut-être là, dans ce courant permanent entre énergie et
tendresse. Quand alors arrive le thème de Entre-deux, enlevé
dans un ternaire irrésistible, ce sont mes neurones qui se mettent à
danser... J'en profite pour savourer ma première gorgée de Madiran
(on n'est pas des sauvages).
C'est curieux, cela
me rappelle quelque chose... Mais oui : le premier vinyl de Marc
Perrone (Polydor 1977), dont le jeu ciselé au diato était entouré
de fines lames du folk parisien, parmi lesquelles je m'étais
discrètement glissé avec ma vielle à roue.
Une élégante
énergie, une limpide distribution des rôles et des sons, un
classicisme réinventé et une modernité sans racolage, je retrouve
tout cela ici.
Mais ce que l'on
capte avant tout, c'est le jeu très personnel et abouti de Rémi
Geffroy, dont la technique imparable sert une sensibilité musicale
d'une grande maturité - ce qu'on appelle "une patte". J'ai
l'impression de redécouvrir le diatonique, auquel ce jeune musicien
apporte un souffle nouveau, le réactualisant comme instrument
soliste de concert.
Alors
l'enchaînement des morceaux se vit comme un voyage initiatique,
révélant à chaque étape des couleurs nouvelles et parfois
surprenantes. Car l'inspiration et la poésie habitent chacune de ces
pièces, profondément, et il convient ici d'en détailler les lignes
fortes :
le swing
étourdissant de la Suite de Planières ;
la simplicité et
la sensualité de Elle, valse à cinq temps où se déploie
sans emphase inutile le chant du violoncelle, dans un entrelac
contrapunctique tissé avec une incroyable finesse par l'accordéon,
tandis que les basses de la guitare "gardent la boutique"
de ce rythme boîteux mais envoûtant ;
l'efficacité
rythmique et l'échappée belle de la guitare dans La Gifle ;
le spleen lumineux
de Un jour en Normandie sur fond d'orage, avec cette fluidité
des alternances qui construit la cohésion du trio ;
la progression
organique de Nouveau départ, irrésistible crescendo naissant
d'une fragilité où tintent les notes cristallines de la guitare,
affirmant et renforçant son élan dans un ternaire lent et obstiné,
et finissant en douceur, apaisé, comme un retour sur soi-même ;
le
3 + 5 souple et puissant de Diatopia
et ses aigus acérés ;
l'étonnante
utilisation des basses de l'accordéon dans Le détour, comme
des sons enregistrés à l'envers, donnant l'impression d'une avancée
exploratoire, presque à tâtons ;
l'instabilité
nerveuse de L'œil du cyclone, appuyée par les bourdons
saturés et dramatiques du violoncelle ;
la ronde enjouée
de Sous les roses ;
la délicatesse de
Innocence, où l'on retrouve la grâce de l'insouciance, la
vivacité mais aussi la gravité de l'enfance ; mon morceau favori,
car le plus émouvant, avec sa fragilité, ses suspensions, ses
espiègleries rythmiques, ses modulations inattendues... jusqu'à
cette merveilleuse image, l'expiration finale emportant dans un
souffle les voix des enfants au pays des rêves, vers l'infini des
métamorphoses ;
et enfin, comme un
ultime clin d'œil et message de vie, la force tendre qui s'exprime
dans L'estropié.
Que dire d'autre,
sinon que cette musique se déguste comme un grand vin, et qu'à n'en
pas douter, un CD de ce tonneau-là s'affirmera comme une référence,
et pour longtemps.
Rémi Geffroy
touche l'âme par l'intériorité et la générosité de son
écriture, qu'il sait nous transmettre au-delà de la virtuosité.
Mais plus qu'un
simple solo accompagné, il faut aussi saluer un vrai travail de
trio, avec des compagnons totalement en phase dans cet entre-deux -
ni trop ni trop peu - où l'échange prend toute sa place, au service
du sens et de l'émotion.
Les plans sonores
ne sont jamais figés, et se relayent avec souplesse, faisant naître
des paysages où l'humain est toujours présent, et des interstices
où le silence a aussi son mot à dire.
"La musique
rend le silence explicite" (Josean Artze).
Que vous soyez
entre deux eaux ou non, plongez dans cette musique.
Ce CD est un
merveilleux compagnon de route, pour qui aime danser et pour qui aime
écouter.
Les deux à la
fois, c'est encore mieux !
Dominique Regef
Rémi Geffroy : accordéons diatoniques, Maxime Absous : guitare, Clément-Son Dang : violoncelle
Entre-deux
Org & Com, 2012