vendredi 20 décembre 2013

Entre deux, Rémi Geffroy - chronique CD

"Entre-deux"... Voilà un titre qui ouvre un espace, comme celui qui s'étire entre ces deux gros harmonicas reliés par un soufflet, ce poumon externe par lequel le musicien insuffle la vie - sa vie.

L'accordéon diatonique, peut-être l'instrument le plus populaire depuis l'avènement du mouvement folk - à l'instar du chromatique à l'ère du musette, aujourd'hui adoubé par le jazz et les musiques contemporaines - semblait, grâce à sa vélocité et ses ressources harmoniques, presque exclusivement voué à un rôle festif, en quelque sorte le "pilier de bal" traditionnel.
D'où parfois une sensation d'uniformisation du jeu et d'essoufflement dans une pratique routinière (mais la remarque n'est-elle pas valable pour tout instrument "à danser"?). L'écoute elle-même, emportée dans l'action de la danse, n'a-t-elle pas tendance à se "lisser", au lieu de se "hisser" ?
La fonction de l'instrument, tenue par une nécessité et un répertoire, ne prend-elle pas le pas sur le désir d'intimité et de création ? (Il y a pourtant un lien direct entre les inflexions du son et celles du corps, entre la musicalité dans ses plus intimes raffinements, et le plaisir sensuel et spirituel du mouvement – le tango en fait la plus vibrante démonstration... sans parler de la danse contemporaine, mais c'est une autre histoire...).

"Encore un disque d'accordéon !...", me dis-je donc, un rien désabusé.

La pochette, à la limite de l'esquisse, laisse augurer par son dépouillement une musique sans artifices.
Tous les titres sont signés de Rémi Geffroy. Un lien entre tradition et invention : il n'en fallait pas plus pour éveiller ma curiosité.
Aux côtés du diatonique, l'instrumentation - guitare et violoncelle, respectivement servis par Maxime Absous et Clément-Son Dang - alerte encore mon intérêt : la guitare, "l'autre" instrument le plus populaire, est a priori un élément structurant et une promesse d'ouverture, pourvu qu'elle soit entre de bonnes mains... et le violoncelle, par sa dimension classique, apporte chaleur et noblesse dans ce monde de brutes, unissant robustesse de la basse et lyrisme du chant... pourvu qu'il...

Fermement décidé à résister à toute injonction gesticulatoire, je me cale au fond de mon fauteuil, un verre de Madiran à portée de main.

Justement, l'ouverture invite au recueillement, à l'accord de notre souffle sur cette méditation sonore. Le syndrome "première gorgée de bière", sans doute... Ou, comme dirait Higelin : "Juste le minimum, avant de mettre la pleine gomme". L'entre-deux est peut-être là, dans ce courant permanent entre énergie et tendresse. Quand alors arrive le thème de Entre-deux, enlevé dans un ternaire irrésistible, ce sont mes neurones qui se mettent à danser... J'en profite pour savourer ma première gorgée de Madiran (on n'est pas des sauvages).

C'est curieux, cela me rappelle quelque chose... Mais oui : le premier vinyl de Marc Perrone (Polydor 1977), dont le jeu ciselé au diato était entouré de fines lames du folk parisien, parmi lesquelles je m'étais discrètement glissé avec ma vielle à roue.
Une élégante énergie, une limpide distribution des rôles et des sons, un classicisme réinventé et une modernité sans racolage, je retrouve tout cela ici.

Mais ce que l'on capte avant tout, c'est le jeu très personnel et abouti de Rémi Geffroy, dont la technique imparable sert une sensibilité musicale d'une grande maturité - ce qu'on appelle "une patte". J'ai l'impression de redécouvrir le diatonique, auquel ce jeune musicien apporte un souffle nouveau, le réactualisant comme instrument soliste de concert.
Alors l'enchaînement des morceaux se vit comme un voyage initiatique, révélant à chaque étape des couleurs nouvelles et parfois surprenantes. Car l'inspiration et la poésie habitent chacune de ces pièces, profondément, et il convient ici d'en détailler les lignes fortes :

le swing étourdissant de la Suite de Planières ;

la simplicité et la sensualité de Elle, valse à cinq temps où se déploie sans emphase inutile le chant du violoncelle, dans un entrelac contrapunctique tissé avec une incroyable finesse par l'accordéon, tandis que les basses de la guitare "gardent la boutique" de ce rythme boîteux mais envoûtant ;

l'efficacité rythmique et l'échappée belle de la guitare dans La Gifle ;

le spleen lumineux de Un jour en Normandie sur fond d'orage, avec cette fluidité des alternances qui construit la cohésion du trio ;

la progression organique de Nouveau départ, irrésistible crescendo naissant d'une fragilité où tintent les notes cristallines de la guitare, affirmant et renforçant son élan dans un ternaire lent et obstiné, et finissant en douceur, apaisé, comme un retour sur soi-même ;

le 3 + 5 souple et puissant de Diatopia et ses aigus acérés ;

l'étonnante utilisation des basses de l'accordéon dans Le détour, comme des sons enregistrés à l'envers, donnant l'impression d'une avancée exploratoire, presque à tâtons ;

l'instabilité nerveuse de L'œil du cyclone, appuyée par les bourdons saturés et dramatiques du violoncelle ;

la ronde enjouée de Sous les roses ;

la délicatesse de Innocence, où l'on retrouve la grâce de l'insouciance, la vivacité mais aussi la gravité de l'enfance ; mon morceau favori, car le plus émouvant, avec sa fragilité, ses suspensions, ses espiègleries rythmiques, ses modulations inattendues... jusqu'à cette merveilleuse image, l'expiration finale emportant dans un souffle les voix des enfants au pays des rêves, vers l'infini des métamorphoses ;

et enfin, comme un ultime clin d'œil et message de vie, la force tendre qui s'exprime dans L'estropié.

Que dire d'autre, sinon que cette musique se déguste comme un grand vin, et qu'à n'en pas douter, un CD de ce tonneau-là s'affirmera comme une référence, et pour longtemps.
Rémi Geffroy touche l'âme par l'intériorité et la générosité de son écriture, qu'il sait nous transmettre au-delà de la virtuosité.

Mais plus qu'un simple solo accompagné, il faut aussi saluer un vrai travail de trio, avec des compagnons totalement en phase dans cet entre-deux - ni trop ni trop peu - où l'échange prend toute sa place, au service du sens et de l'émotion.
Les plans sonores ne sont jamais figés, et se relayent avec souplesse, faisant naître des paysages où l'humain est toujours présent, et des interstices où le silence a aussi son mot à dire.
"La musique rend le silence explicite" (Josean Artze).

Que vous soyez entre deux eaux ou non, plongez dans cette musique.
Ce CD est un merveilleux compagnon de route, pour qui aime danser et pour qui aime écouter.
Les deux à la fois, c'est encore mieux !


Dominique Regef





Rémi Geffroy : accordéons diatoniques, Maxime Absous : guitare, Clément-Son Dang : violoncelle
Entre-deux
Org & Com, 2012