vendredi 15 février 2013

Les Conversations musicales - Table ronde sur l'ornementation

par Christophe Carrillon, étudiant en ethnomusicologie

Les Conversations musicales, rencontres des musiques traditionnelles et anciennes étaient organisées du 23 au 25 novembre 2012 par le COMDT en partenariat avec le Conservatoire à Rayonnement Régional de Toulouse, l'Atelier Régional des Pratiques Amateurs (ARPA) Midi-Pyrénées et l'Espace Croix-Baragnon - Mairie de Toulouse. 


Xavier Vidal, Odile Edouard, Clémence Cognet et Lucien Pagnon
Ces journées ont réuni deux pratiques de terrain, ancienne et traditionnelle, ainsi que des musicologues, autour de l'ornementation. Il s'agissait de croiser les savoirs de chacun afin de les enrichir. La table ronde organisée au COMDT le samedi matin a été très intéressante et nous reviendrons plus loin sur les pistes qui ont été soulevées par les intervenants et le public. Un stage était aussi organisé lors de cette manifestation. Il était articulé en deux groupes de travail : l'un, dirigé par Pascal Caumont et Jean-Louis Comoretto, autour de l'ornementation dans les musiques vocales savantes et de tradition orale ; et l'autre, confié à Odile Edouard et Xavier Vidal, autour du violon et de l'ornementation dans les musiques baroque et traditionnelle. Le stage s'est déroulé sur deux demi-journées, le samedi après-midi et le dimanche matin, et a attiré plus d'une trentaine de stagiaires. Enfin, deux concerts étaient programmés et se sont déroulés tous les deux à la chapelle Sainte-Anne. La programmation faisait écho à l'articulation des stages et à la ligne conductrice de ces journées : celui du samedi était composé de pièces instrumentales baroques et traditionnelles ; celui du dimanche de pièces vocales de la Renaissance et de chants traditionnels pyrénéens et italiens.

La table ronde sur l’ornementation, samedi 24 novembre matin, rassemblait Philippe Canguilhem, musicologue, maître de conférences à l’Université de Toulouse II - Le Mirail, Jean-Louis Comoretto, chanteur, membre de Scandicus et directeur de l’ARPA Midi-Pyrénées, Yves Rechsteiner, organiste et claveciniste, professeur de basse continue et responsable du département des musiques anciennes au CNSMD de Lyon, Xavier Vidal, violon, professeur-coordonateur du département des musiques traditionnelles au CRR de Toulouse, avec pour modérateur Jean-Christophe Maillard, musicien, docteur en musicologie, Université de Toulouse II - Le Mirail.

Les Conversations musicales avaient pour objectif de faire se rencontrer des musiciens et chercheurs spécialistes de musiques d’horizons et d'époques différents autour d'un sujet auquel ils sont tous confrontés : l'ornementation. En effet, ces musiques comportent toutes des ornements et les musiciens se heurtent aux mêmes questions. En quoi consiste techniquement un ornement ? Quelle est la fonction de l'ornement ? L'ornement est-il indispensable ? D'où vient l'ornement ? Comment se pratique-t-il ?
La confrontation des points de vues et expériences des participants a permis de créer une dynamique très positive. On s'est très vite aperçu que le questionnement sur les ornements était très proche aussi bien en musique ancienne que traditionnelle. L'ornement est intimement lié à la performance et donc au présent. Ainsi, l'idée de faire se rencontrer deux mondes, celui de la musique ancienne, qui tire ses informations principalement de l'écrit, et celui des musiques traditionnelles de transmission orale, a fait apparaître une certaine complémentarité.

Jean-Christophe Maillard
Ce sont d'abord deux traditions d'apprentissage qui se sont rencontrées. Il existe en France une tradition dans l'apprentissage de la musique ancienne qui consiste à ne pas jouer de manière systématique tous les ornements qui sont écrits afin de respecter « la pureté classique » comme le soulignait Jean-Christophe Maillard. Elle est justement en contradiction avec l'apprentissage tel qu'on le connaît aujourd'hui, qui respecte strictement l'écrit afin de respecter la volonté du compositeur. Alors pourquoi ne pas en faire de même avec les ornements écrits eux aussi par le compositeur ? Comme l'a très justement expliqué Xavier Vidal, le musicien traditionnel se pose toujours la question « plus ou moins orné ? ». C'est finalement plus ou moins accepté selon la culture et la sensibilité de chacun. C'est aussi ce que se demande le musicien devant une partition dont les notes sont presque toutes accompagnées de signes renvoyant à des ornements. Les traités anciens montrent eux aussi que l'ornementation est une pratique libérée de l'écrit, reflet d'une pratique spontanée. La mémoire joue donc un rôle central dans l'apprentissage des ornements.
Ensuite, l'ornement est considéré comme indispensable ; l'adjectif « vital » a même été prononcé. Il donne vie à la musique, il embellit ou agrémente la structure. Il a donc la même fonction dans une pièce de Corelli dont la structure harmonique est relativement simple que dans une bourrée du Quercy. Il permet d'éviter la monotonie et de faire vivre la note. Il laisse aussi une place à l'interprète qui jouit d'une certaine liberté face à l'écrit ou au poids de la tradition. L'ornement lui permet donc de s'exprimer.
De plus, dans une perspective historique et à la fois actuelle, Philippe Canguilhem a souligné qu'orner, c'est embellir quelque chose qui existe déjà. Cela sous-entend deux niveaux, donc une séparation entre la musique que l'on ornerait et l'ornement lui-même. Au XXe siècle, on privilégie la structure à l'ornement, il suffit pour cela de regarder les constructions architecturales modernes ou la musique de Stravinsky, par exemple. L'histoire nous montre que le rapport de l'art avec la structure n'a pas toujours été le même suivant les époques. Philippe Canguilhem a pris comme exemple les églises du sud de l'Allemagne et d'Autriche qui sont très ornées, à tel point que l'ornement cache la structure. C'est le style rococo. On peut se demander si à cette époque le rapport n'était pas inversé. La vision historisante a voulu gommer tout ce qui n'était apparemment pas indispensable. On touche ici à une question fondamentale : est-il pertinent de vouloir simplifier la musique à l'extrême ? Car finalement, avant le XIXe siècle, on n'écrivait de musique sans ornement, alors n'est-ce pas un non-sens ? La question de l'ornementation, aussi bien pour les musiques anciennes que traditionnelles, du fait qu'elle touche directement à la liberté du musicien, est régie par des codes, et nous fait ainsi prendre conscience que ces musiques réinventent le répertoire et sont donc avant tout créatives.
Enfin, un lien a été établi entre l'ornementation musicale et le geste ou la parole. En effet, la musique étant une forme de discours et donc de langage, les caractéristiques techniques de l'ornement et son utilisation renvoient directement à l'art de la rhétorique. Un discours perd beaucoup de son sens lorsqu'il est simplement lu et non pas prononcé. De nombreux outils sont alors à prendre en compte comme les gestes, la diction, le rythme des phrases, etc. Il en va de même pour une œuvre musicale et d'autant plus lorsqu'il s'agit de musique ancienne ou traditionnelle pour lesquelles l'écrit n'est pas considéré comme étant l'œuvre elle-même. Tout ce qui n'est pas écrit prend de l'importance et c'est pour cela que le goût et l'esthétique du moment influencent la performance.

Jean-Louis Comoretto et Jérémie Couleau
Lors de ces premières journées, le questionnement s'est concentré autour de témoignages historiques et de questions techniques à partir principalement de sources écrites ou enregistrées. Les musiques traditionnelles peuvent s'appuyer sur des enregistrements, contrairement aux musiques anciennes. On pourrait penser que c'est un avantage, mais la reproduction n'est pas une finalité pour les musiciens. Les musiques traditionnelles restent, comme les musiques anciennes, des musiques créatrices en perpétuelle évolution, à l'image d'un musicien, qui ne joue pas de la même manière au début et à la fin de sa vie. La transmission orale subit donc autant les variations du goût et de l'esthétique que la transmission écrite. Qu'elle soit écrite ou orale, la source ne nous livre qu'une version figée d'une œuvre telle qu'elle a été interprétée à un moment donné. Le croisement de ces sources différentes conduit à des échanges fructueux sur les questions de son, de timbre et de rythme ; les musiques anciennes et traditionnelles s'enrichissent ainsi mutuellement. Dans les deux cas, il semble que le musicien ait besoin de garder une liberté par rapport à l'héritage. C'est probablement pour cela que l'ornement est au centre des réflexions car il touche directement à l'identité des œuvres, à la manière dont on se les réapproprie. L'ornementation est finalement une sophistication poussée à l'extrême qui nécessite d'être initiée pour l'apprécier, ce qui, comme le soulignait Yves Rechsteiner, n'est pas l'esthétique dominante de nos jours. Elle nous fait alors entrer dans un débat plus large, modernité égale simplicité ?

Yves Rechsteiner et Odile Edouard
Il faut selon moi retenir trois idées de ces rencontres autour de l'ornementation. D'abord, elles nous amènent à réfléchir sur notre rapport à l'ornementation (et donc au répertoire). L'ornement ne doit pas être réduit à un simple rôle décoratif. Il s'agit de la liberté du musicien, de sa sensibilité, qui doit lui servir à s'exprimer pendant la performance et à mettre en valeur son savoir-faire et sa connaissance, donc son héritage. Il ne faut pas opposer héritage et liberté car ils sont complémentaires. Ensuite, l'ornementation est intimement liée à la performance et donc plus au présent qu'à l'écrit, ce qui justifie la présence à ces journées de musiciens jouant des musiques anciennes et traditionnelles. Néanmoins, faut-il privilégier la liberté de l’interprète ou la volonté du compositeur ? Enfin, le croisement des connaissances et des sensibilités permet de répondre à des questions techniques, de réalisation, sur lesquelles il serait bien de se concentrer dans la perspective d'autres rencontres, comme le son, le timbre ou le rythme dans le sens intention, élan.

En savoir plus :
Le programme des Conversations musicales 2012 à télécharger.