Le Brésil semble se plaire à Toulouse et dans la région !
La Talvera y
voyage et y opère des enquêtes, les Fabulos Trobadors se
réfèrent entre autres aux repentistas et à leurs joutes
verbales, Rita Macedo en a rapporté son
talent et son accordéon, Joandre Camargo sa guitare… et plus
récemment, Carlos Valverde a introduit dans la ville et ses
alentours un nouveau venu, avec une tradition superbe et
insoupçonnée : le pífano du
Nordeste, cousin des fifres d’Occitanie, résonne désormais sous
le ciel toulousain ! Si l’une des passions de Carlos est de
jouer de son instrument, une autre est d’en parler…
Pourquoi l’en priver ?
Du pífano au fifre… un Brésilien en terre d’Oc |
J’ai exercé d’abord un autre métier. Mes parents ne sont pas musiciens.
Au départ, j’ai acheté une flûte pour la donner à un ami. C’est comme ça que
j’y suis venu : j’ai aimé le son, ça m’a beaucoup plu, j’ai essayé d’en
faire une, puis d’en jouer. Ça a été difficile, en autodidacte, en plus je me
suis mis à jouer du côté gauche, ce que je fais toujours, bien que je ne sois
pas gaucher. Pour les trous, je me suis aussi débrouillé seul, personne ne m’a
rien dit. Puis au bout d’un an environ, j’ai entendu un groupe jouer à São
Paulo, c’était une famille qui s’était installée là. Je suis alors allé les
voir souvent, ils n’habitaient pas loin de chez moi. Ma passion devenait de
plus en plus grande, alors je suis parti à Pernambuco, j’ai visité Caruaru,
j’ai vu des maîtres, j’ai acheté des disques, des livres. Puis je suis entré au
département d’anthropologie de la faculté de sciences sociales de Unicamp,
l’université d’état de Campinas. Là, j’ai appris la méthodologie et les
techniques de recherche, appliquées entre autres à l’étude des Indiens, de la
musique, des maîtres… C’est là que j’ai fondé mon premier groupe apellé Grupo
de pífanos Flautins Matuá, et que j’ai formé des gens à jouer. En 2007, grâce
aux études de Renata, mon épouse, qui avait fait partie de ce premier groupe,
je suis venu en France. Nous avons alors habité à Amiens, et j’ai emmené mon pífano…
là-bas, j’ai connu Anne Pannet, qui est professeur de flûte, et avec elle nous
avons fondé la bande des Pífanos Maracaju. Ensuite, j’ai dû retourner au
Brésil, mais je les ai fait venir là-bas, et nous avons fait des échanges.
C’est à cette époque que j’ai connu Ghislaine Desmaris de l’association
Amuséon, qui joue de la cornemuse picarde pipasso et travaille avec Remy
Dubois, facteur de cornemuses. J’ai alors
commencé à connaître un peu la musique traditionnelle française.
Puis elle m’a amené aux rencontres de luthiers de Saint-Chartier, et
j’ai eu envie de faire une étude sur les fifres. Avec cette intention, j’ai
écrit un projet, je l’ai proposé à l’ambassade, en vue de venir dans la région
de Toulouse cette fois-ci. Je suis en France grâce à un visa Compétence et
Talent que j’ai obtenu de l’ambassade de France à São Paulo, qui permet de développer les projets d’échanges entre les
deux pays, et plus précisément, en ce qui me concerne, entre les pífanos,
qui sont des flûtes brésiliennes, et les fifres, notamment dans la tradition de
Gascogne. Ce projet doit durer six ans. Ensuite, je dois rentrer chez moi et
travailler ce que j’ai appris, diffuser la musique des fifres, mais aussi celle
d’autres instruments : quand tu vas étudier un instrument, il n’est pas
seul, il y a d’autres instruments, une langue, toute une tradition, que petit à
petit je commence à découvrir avec beaucoup d’intérêt. Je découvre des
similitudes, mais aussi des différences entre les deux instruments : voilà le projet pour
lequel je suis en France depuis avril 2011.
Et tu es au département de musiques traditionnelles
du Conservatoire de Toulouse avec Xavier Vidal, professeur coordinateur, pour
obtenir un Diplôme d’Études Musicales…
Exactement. Depuis octobre 2011, date
d'ouverture de ce département, j'étudie le fifre avec lui, le répertoire de
Gascogne, mais aussi de Nice, de Dunkerque et de Moissac. Ce qui me permet
d’avoir un panorama général… J’ai eu de la chance de le rencontrer et de
profiter de cette collaboration entre le CRRT et le COMDT qui ont
créé ensemble ce département. Au début, je ne savais pas comment cela allait se
passer, mais Toulouse est une belle ville, et puis la façon qu’a Xavier d'
enseigner, sa générosité, tout cela m’a beaucoup plu.
Pour le fifre il y a la Suisse aussi, avec
un répertoire plutôt militaire…
Oui, c’est ce que j’ai lu dans la thèse de Christian Vieussens, selon qui
le fifre aurait été introduit en France par les mercenaires suisses, mais comme
je suis en France, je me limite pour le moment à ses frontières.
Et tu dois écrire un mémoire pour ton diplôme ?
Oui, d’une trentaine de pages, et c’est l’occasion pour moi de réaliser
ce que j’ai l’intention de faire depuis longtemps, c’est à dire une sorte de
rapport comparatif entre le pífano et le fifre.
Et quand tu vas faire ton étude comparative, comment vas-tu t’y
prendre ? Utiliseras-tu les outils de l’anthropologie, par exemple ?
Certainement, je ferai notamment allusion aux ouvrages de Lévi-Strauss, entre autres, mais comme ce sera un petit mémoire, je vais
aussi insister sur les questions de fabrication pour donner aux gens un
savoir-faire. Il y aura des extraits musicaux, et aussi des contacts pour
connaître les maîtres, des liens sur Internet… Il y aura une étude
organologique, une cartographie des instruments, une histoire des deux et après
je ferai la comparaison. Donc j’établis des contacts, des liens, je veux
surtout faire quelque chose d’utile, que les gens pourront regarder.
J'ajouterai un CD avec des morceaux joués par des maîtres et musiciens
célèbres, des morceaux pour fifre, pour pífano. Ce seront des morceaux
traditionnels et contemporains, que jouent des musiciens comme Xavier
Vidal, Guillaume Lopez, Christian Vieussens, Zephirin Castillon ou encore au
Brésil Carlos Malta, João do Pife, Zabé da Loca, la famille Biano et aussi des
gens comme ceux qui jouent dans mon groupe au Brésil dans un contexte actuel,
dans les villes. L’intérêt du conservatoire, c’est de suivre des cours
d’histoire de la musique, d’organologie, mais aussi de compléter ma formation
qui au Brésil a surtout été une formation orale. Je ne sais ni lire ni écrire
la musique, mais j’ai commencé à m’y mettre, je sais que c’est un outil
vraiment important pour être un musicien complet…
… Tu devrais par exemple être capable de faire des transcriptions,
pour établir tes comparaisons…
Voilà, exactement ! J’arrive à comprendre quelque chose quand
j’écoute, mais ce n’est pas pareil. La première fois que j’ai soufflé dans une flûte, c’était à quatorze ans. J’ai commencé à percer des bambous à l’âge de dix-neuf
ans, j’ai entendu que ça produisait des sons mais mes amis musiciens m’ont
dit : - « bravo, très bien, mais ce n’est pas accordé ! »
Je leur ai demandé ce qu’ils voulaient dire, alors ils m’ont montré le
piano en me disant qu’il fallait que ça sonne comme ça, puis comme ça… et
j’ai commencé à développer la technique de fabrication. Après, comme je t’ai
expliqué, j’habite au Sud-Est du Brésil, et la flûte
que je joue, elle est du Nordeste. Comme le Nordeste c’est le Polygone des
Sécheresses, il y a beaucoup d’émigration, des gens qui descendent à São Paulo
pour trouver du travail. São Paulo, mais aussi Brasilia, ce sont les
Nordestains qui les ont construites, comme la plupart des villes. Ainsi, j’ai
eu l’opportunité de connaître mes premiers maîtres, notamment Sebastião Biano
de la Banda de Pífanos de Caruaru, dont la famille a commencé en 1924 avec son
grand-père, qui joue encore magnifiquement à 96 ans ! C’est avec ce maître
que j’ai commencé à connaître la tradition brésilienne, mais j’avais commencé à
faire des flûtes avant. Alors, je me suis de plus en plus intéressé au
Nord-Est, j’ai cherché des petits villages pour y trouver des joueurs, et j’ai
mieux connu la réalité du pífano. Avant, il avait un côté religieux très
fort, mais aussi profane et festif. Mais on joue moins à présent, à cause de la
technologie, des CD, des claviers, les gens invitent moins ce type de personnes
pour faire cette musique communautaire comme on le faisait avant. J’en ai été
très désolé et perturbé, alors j’ai décidé de ne plus me consacrer qu’à ça, et
même de quitter mon ancien métier dans l’immobilier pour ne m'adonner qu’à ma
passion.
Il y a sans doute deux solutions pour
l’avenir de cette musique : soit on parvient à la conserver dans son
contexte actuel, avec les familles qui continuent à la pratiquer, et ça, ce
serait formidable ; sinon, il est aussi possible qu’elle connaisse un
second souffle dans un autre cadre, avec un tout autre genre de personnes qui
la pratiquent, des gens comme toi issus de classes plus intellectuelles et de
milieu urbain, qui prendront conscience de la qualité de cette musique. C’est
une chose que l’on vérifie assez souvent dans des musiques traditionnelles
issues du monde rural, lorsque cet univers connaît des mutations et que les
milieux sociaux d’origine se mettent à les bouder… Toi, tu es un intellectuel
du Sud-Est, qui habites une grande ville, et qui t’intéresses à la musique du
Nordeste…
C’est un peu ce qui arrive chez moi. Au Brésil, les deux situations
coexistent. Il y a des familles qui jouent le pífano de façon traditionnelle
et qui gardent encore la tradition héritée de leurs grands-parents et il y a
aussi des groupes qui utilisent l’instrument d’une façon moderne dans les
contextes urbains. La culture populaire au Brésil est riche, vivante et
dynamique ! À mon avis, ce qu’il y a à faire au Brésil c’est d’abord de mettre
en valeur les maîtres ruraux, parce qu'ils sont la source. Il faut aussi
agrandir et stimuler les rencontres et les échanges entre les familles rurales
et les groupes urbains. Je pense que la tradition et la création musicales
doivent être plus partagées, et seulement après cela, le pífano pourra
devenir vraiment un instrument « populaire », c’est-à-dire un instrument que
tout le monde connaît au Brésil.
Tu sais, c’est un peu aussi ce qui se passe ici : on ne joue plus
la musique d’Occitanie, du Centre France, de Bretagne comme on la jouait il y a
cent ans et c’est normal, les musiciens ne sont que rarement des paysans et les
fonctions ont totalement changé, même si on a le droit de penser que cette musique continue à vivre dans son essence même
de « voix d’un peuple » ou de « ciment social » par
exemple ! Ce qu’il faut, c’est lui trouver une raison d’exister
toujours !
Exactement ! Et avec l'expérience que nous
vivons ici, on peut constater que c’est la même chose avec la boha,
qui a disparu pendant toute une époque. L’avantage avec le pífano,
c’est qu’on peut encore trouver des gens de quatre-vingts ans qui en jouent, il
faut donc absolument faire quelque chose. Ce
qui arrive, c’est qu’il y a de nouveaux groupes, qui ne font pas partie de la
tradition du Nord-Est du Brésil et qui pratiquent cette musique hors de son
endroit d’origine. Et quand je me suis mis à m’intéresser à cette musique, j’ai
pris conscience de l’intérêt d’autres répertoires, comme la Samba di bombo, qui
sont à côté de moi ! C’est ce qui peut arriver ici, si les gens
s’intéressent à la musique du Nord-Est du Brésil, ils risquent de prendre plus
conscience par la suite de ce qui est juste à côté d’eux. Dans ce sens, je
pense que le pífano peut aider beaucoup le fifre. Ici j’ai des élèves en
pífano, j’en ai eu en Picardie aussi, et plusieurs ignoraient ce
qu’était le fifre. Donc, dans l’échange que je propose entre les deux musiques,
il y a de l’intérêt dans les deux sens : en découvrant le fifre après
avoir étudié le pífano, on s’aperçoit que c’est un instrument
intéressant, avec un répertoire qu’on peut jouer dans la rue. De mon côté, il
m’arrive souvent de jouer des musiques de fifre au pífano, et de pífano
au fifre. Comme au CRR, mon premier instrument pour passer le diplôme, c’est le
fifre, je travaille beaucoup en interaction entre les deux instruments.
Au Brésil, il y a deux types de flûtes : au nord de Bahia, on trouve le pífano traversier, et au sud, il y a aussi le pífano vertical, comme la flûte à bec. Les deux flûtes s’appellent pífano, ou pife, ou taboca. Le mot pífano s’applique uniquement à ces deux types de flûtes, ce n’est donc pas très connu comme terme, même au Brésil, parce qu’il concerne une zone restreinte, contrairement aux sambas, aux maracatus, à la capoeira et tous les autres. J’ai des élèves qui sont allés au Brésil et qui ont parlé de pífano, et ils étaient déçus que personne ne sache ce que c’était ! Je leur ai dit alors que je leur indiquerais où aller, et qu’ils trouveraient tout ce qu’ils cherchent ! Pour les pífanos en général, on peut trouver trois modèles différents : les plus grands, les moyens et les petits. Il n’y a pas de tonalité spécifique, c’est juste un repère de taille. Les plus grands s’appellent Regra inteira, les moyens Meia regra, et les petits Três Quartos. Ces modèles se trouvent partout au Nordeste, mais chaque famille a son accordage, sa tonalité, et cette flûte traditionnelle n’a pas de tempérament fixé.
Au Brésil, il y a deux types de flûtes : au nord de Bahia, on trouve le pífano traversier, et au sud, il y a aussi le pífano vertical, comme la flûte à bec. Les deux flûtes s’appellent pífano, ou pife, ou taboca. Le mot pífano s’applique uniquement à ces deux types de flûtes, ce n’est donc pas très connu comme terme, même au Brésil, parce qu’il concerne une zone restreinte, contrairement aux sambas, aux maracatus, à la capoeira et tous les autres. J’ai des élèves qui sont allés au Brésil et qui ont parlé de pífano, et ils étaient déçus que personne ne sache ce que c’était ! Je leur ai dit alors que je leur indiquerais où aller, et qu’ils trouveraient tout ce qu’ils cherchent ! Pour les pífanos en général, on peut trouver trois modèles différents : les plus grands, les moyens et les petits. Il n’y a pas de tonalité spécifique, c’est juste un repère de taille. Les plus grands s’appellent Regra inteira, les moyens Meia regra, et les petits Três Quartos. Ces modèles se trouvent partout au Nordeste, mais chaque famille a son accordage, sa tonalité, et cette flûte traditionnelle n’a pas de tempérament fixé.
Quand tu dis « famille », ce ne sont pas des amis, des
voisins qui jouent ensemble, mais des gens appartenant vraiment à la même
famille ?
Ce sont des gens qui jouent avec leur père,
leur grand-père… mais, si quelqu'un de la famille meurt, il est possible d’inviter
des personnes de l'extérieur, mais ce sont toujours des proches. Dans la
famille Biano, qui est très célèbre, il y a des regroupements de ce genre.
Quand on parle de la formation traditionnelle, elle est composée ordinairement
de deux flûtes, qui font des voix différentes, d'une grosse caisse, d'une
caisse claire et d'une cymbale.
Et les flûtes de tailles différentes ne jouent pas ensemble ?
Non, ce sont toujours deux flûtes similaires. Les flûtes jouent en duo,
ce qu’on appelle pareia, et comme elles jouent avec deux tambours et des cymbales, il
suffit que les instruments de la pareia soient accordés entre eux. Ce
sont aussi des gens de la famille qui sont aux percussions, et ils fabriquent
tous les instruments, même les cymbales que l’on peut fabriquer avec des
plaques de métal. Enfin, aujourd’hui, il se peut que
parfois on achète les cymbales et les caisses claires dans le commerce, mais
elles ont moins de valeur que celles que l'on fait soi-même. Alors, pour faire
les tambours on évide des troncs d’arbres, les peaux sont de chèvre ou de
mouton, et les attaches sont en cordes. Traditionnellement, on joue beaucoup
pour les fêtes religieuses : mariages, baptêmes, fêtes de quartier,
enterrements. Il y a un répertoire propre à chaque fête. Ces gens sont des
villageois du Sertao, ils sont métis d’Indiens, d'Africains, d’Européens… on
peut trouver des visages d’Indiens aux yeux bleus… et si on leur demande
l’origine du pífano, tous vont dire qu'il est indien. Si l’on regarde
les tambours et les cymbales, on voit bien sûr qu'ils sont également issus de
la colonisation, et enfin, avec les rythmes, on constate la confluence de trois
cultures : africaine, européenne et amérindienne. On peut aussi en voir
une quatrième, ce sont les Maures qui ont influencé la culture européenne, mais
c’est une influence indirecte. Mais si tu demandes à quelqu’un qui est joueur
traditionnel de pífano, il te dira : « non, ce sont les Indiens, mon
grand-père était indien »…
Et il n’y a pas du tout de percussion indienne, comme ces hochets qui
ressemblent aux maracas par exemple ?
Non, mais comme le Nordeste est grand, on peut trouver
d’autres instruments comme le triangle, le tambourin, le ganzá, (sorte
de shaker). Chaque famille a sa tradition, sa propre pratique, c’est vivant,
mais généralement, il s'agit des formations que j'ai décrites précédemment.
Pour rencontrer un maître, il faut beaucoup
voyager, ce sont des gens qui travaillent la terre, ils ne sont pas musiciens
professionnels, ils jouent mais leur métier c’est l’agriculture. C’est une
pratique essentiellement masculine, il n'y a qu'une seule maîtresse du pífano,
c’est Zabé da Loca. Elle a longtemps habité dans une grotte, c’est une vieille
dame. Son nom vient du prénom Isabel, et loca, c’est la grotte.
Aujourd’hui, beaucoup de femmes jouent, et mes élèves sont majoritairement des
femmes ; il y en a aussi dans mon groupe, comme Renata, ma femme ; au Brésil les
maîtres sont heureux de les voir arriver maintenant.
Et les flûtes indiennes elles-mêmes ? À quels groupes
appartiennent-elles, à quoi ressemblent-elles ?
On a des textes des Jésuites qui virent les Indiens pour la première
fois. Ils écrivent que les Indiens vivent tout nus, avec leurs fifres, avec
leurs pífanos, on le retrouve dans de nombreux textes, et c’est donc une
première référence. Les flûtes des Indiens m’ont toujours beaucoup intéressé,
je suis collectionneur, je m’y suis penché quand je faisais ma licence
d’anthropologie, et c’est un sujet sur lequel il y a encore beaucoup à faire.
Avec un musicien indien Krahô. |
Oui, toujours ! Mais on a la chance qu’il existe encore des groupes avec lesquels personne n'est encore rentré en contact.
Aujourd’hui, lorsqu’on s’aperçoit qu’il existe des groupes de ce type, par
exemple en survolant la forêt, on sait que ce sera inévitable, et on le retarde
le plus possible. Et comme l’Amazonie est immense, il y a encore plusieurs
endroits comme ça. Au niveau des flûtes, il y a un grand nombre de variétés. Il
y a la uruá, qui est une flûte harmonique qui se joue par deux,
il y a la kuluta, qui est une sorte de flûte à bec avec de la cire
d’abeille qui sert de bouchon, et même la buzina qui est une sorte de
clarinette à anche simple. On a une référence qui revient souvent, c’est la
dualité mâle et femelle, et le pífano se joue aussi par deux. Il n'y a pas de grands
rassemblements comme dans la tradition de fifre d’ici, qui joue plutôt à une
seule voix ; au Brésil c’est toujours à deux voix, ce que l’on retrouve
d'ailleurs dans le chant. Une autre chose
importante dans ces flûtes traditionnelles, c’est qu’elles sont percées avec
des trous de mêmes tailles, et placés à même distance les uns des autres.
Mais ça, c’est universel ! On le trouve partout, notamment en
Europe. Il y a moins de cent ans qu’on se préoccupe de faire des trous inégaux
ou à distances inégales...
Tout à fait, je crois que c’est naturel ! Chaque fois que l’on va
chez un joueur de pife de Caruaru et qu’il va fabriquer une flûte, la
mesure, c’est ses doigts ! Il met ses doigts sur le tube, il fait des
marques, et il perce les trous. Ça, c’est une chose que j’ai vérifiée sur des
fifres anciens qui sont au COMDT, qui eux aussi ont la même particularité. Il y
a l’histoire de Zé do Pife, un maître très célèbre, que j’ai rencontré une fois
et qui n’avait pas d’instrument avec lui. Je lui ai dit que j’en fabriquais
moi-même, et j’en ai fabriqué deux qui puissent bien jouer ensemble, avec le
tempérament moderne, au La 440, bref comme je pensais qu’il fallait
faire ! Alors on a joué ensemble, ça sonnait juste pour moi, parfait… Il
en a gardé une, et on s’est revus le lendemain : il avait agrandi tous les
trous avec un fer rouge, et il m’a dit : « Carlos, ta flûte n’était
pas bien accordée, maintenant elle est impeccable ! » Et après ça,
j’ai vraiment compris ce que c’était que le tempérament : ce qui était
bien pour moi ne l’était pas pour lui, et cette évidence-là m’a montré qu’il
fallait valoriser l’accordage traditionnel et faire des répliques des flûtes de
chaque maître que j’allais rencontrer. J’ai reproduit exactement les
instruments pour avoir la sonorité, on obtient quelque chose de très riche, il
ne faut vraiment pas le perdre. La tendance, normalement, c’est de dire :
« ah non, ça c’est faux ! » mais moi, maintenant, je valorise
les deux. Il faut des instruments tempérés pour jouer avec l’accordéon, le
piano, tout le monde !… Mais je joue également
avec les percussions, les tambours, j’utilise alors les instruments
traditionnels, pour donner une couleur qu’il est vraiment important de
préserver.
Et tu joues le même répertoire dans les deux cas ?
On peut le faire, mais ça ne sonne pas de la même façon. Normalement, je
joue le répertoire traditionnel sur les instruments « modernisés »,
mais quand j’ai l’occasion de jouer avec un musicien qui a un instrument
spécial, comme cette flûte tordue qui ne se trouve que
chez les Vitos, qui jouent de père en fils depuis cent cinquante ans, alors
j’enregistre tout ce que je peux. Cette flûte, on la fait ainsi parce que le
grand-père a trouvé un jour un bambou tordu et a dû le couper en deux pour
ajuster la perce. Depuis, on l’a fait sur les autres bambous à l’endroit du
nœud, puis on recolle les bouts entre eux. Mais maintenant, on le fait aussi en
PVC, en mettant du sable chaud dans le tube pour le ployer sans qu’il casse.
Ces flûtes à bec sont aussi des pífanos mais on les appelle plus
précisément gaitas. Les Vitos sont de Sergipe et sont très connus. Alors
que la musique de pífano est principalement instrumentale, eux ont un
répertoire qui inclut la voix, ils chantent beaucoup. C’est un répertoire à
deux voix, et ce sont les flûtistes qui chantent en alternance avec les
passages joués.
Tu es à présent bien loin en distance de tout cet univers ! Et
ici, qu’apprends-tu ? C’est donc le fifre sous diverses déclinaisons qui
t’a attiré : ce voyage te semble-t-il fructueux ?
J’ai rencontré beaucoup de monde de la
région : Pascal Petiprez, luthier au COMDT, Christian Vieussens, musicien
reconnu, Daniel et Céline Loddo, collecteurs, éditeurs et musiciens... j’ai
voulu faire des comparaisons avec les fifres d’ici, réfléchir sur les origines
du pífano. Au travers du fifre, j’ai découvert la boha, la bodega,
et aussi des gens comme François Beauchesne, un luthier breton, avec qui j'ai
commencé à faire des échanges. Il fabrique des fifres en bois alors que je les
fabrique en bambou. Je suis curieux d'essayer la fabrication en bois, même si
les bambous du Brésil sont parfaitement adaptés. J'essaie d'appliquer ce que
m’ont dit les maîtres du Brésil : un bon musicien doit savoir jouer, mais
aussi fabriquer et enseigner. Alors, avec François Beauchesne, je commence à
fabriquer des fifres et une boha, je donne des cours de pífano à
l’association Maison Blanche, et au COMDT depuis janvier 2013. C’est une chance
de vivre ici où l'histoire et la culture sont très présentes. Bien sûr, au
Brésil, ce n’est pas pareil, il ne s'est écoulé que cinq cents ans depuis la
première rencontre avec la culture européenne. Mais ici, je découvre plein
d’instruments traditionnels et anciens, et je considère que c’est un privilège
d’étudier avec Xavier Vidal, de rencontrer des gens des milieux traditionnels
et des conservatoires. C’est mon projet : m'enrichir culturellement et
personnellement de toute cette expérience. Quand je rentrerai au Brésil,
j'emmènerai un peu de tout cela, avec les bourrées, les rondeaux, les mazurkas…
en effet, la similitude avec la musique que je joue déjà, c’est que c’est de la
musique pour danser, pour le bal. Bien sûr, avec le fifre, il y a un côté
militaire, et le pífano, un côté religieux, mais les deux ont aussi le
côté festif, pour faire danser les gens. Mais là-bas, quand je vais arriver
avec un fifre, une cornemuse, les gens vont découvrir quelque chose de nouveau,
et je veux diffuser ces instruments magnifiques.
C’est très difficile d’inviter une famille
de musiciens brésiliens en France pour se produire ?
La difficulté vient du coût, celui du voyage
essentiellement car généralement les cachets sont assez modestes au Brésil.
Après, il y a des musiciens qui se déplacent plus ou moins facilement: avec
Sebastião Biano ou Zabe da Loca, qui sont des gens qui ont plus de
quatre-vingts ans, c’est un peu difficile. Mais les Vitos sont déjà venus une
fois en Belgique, par exemple… ce qu’il faut, c’est trouver des partenaires.
Quand ils viennent en voyage, tout change pour eux. Là où ils sont, on
considère que ce qu’ils font est normal, alors que quand ils voyagent, les gens
deviennent admiratifs, alors ça les stimule. Un projet de tournée en Europe, ce
serait formidable, ça les valoriserait aux yeux de leurs concitoyens. Le fait
que je vienne d'une ville, de Sao Paulo, et que je me rende dans les petits
villages du Sertão, que je vienne voir les grand-pères puis que les gens me
voient à la télévision, ça les impressionne beaucoup… mais ici, je m’occupe
surtout d’enseignement, il faudrait avoir beaucoup de contacts. J’ai une
entreprise de production au Brésil, il resterait à régler la question des
voyages… Franchement, s’ils viennent ici, ils vont étonner, parce que les
instruments sont très rustiques, la sonorité qu’ils ont est absolument
fantastique, comme la façon dont ils chantent. Dans ce cadre-là, je pense que
les Vitos conviendraient, et João do Pife aussi.
Parle-moi de tes projets ?
Il y a un projet à court terme, pour 2014, avec les pífanos
d’Amiens, et leur groupe qui s’appelle Maracaju, et le groupe Pipassoneurs, qui
est un groupe de pipasso installé aussi à Amiens. On va faire un CD
mélangeant les deux ensembles. Il y aura des morceaux avec tout le monde, en
jouant sur des pífanos en Si bémol que j’ai fabriqués spécialement pour
sonner avec les pipasso, et des morceaux joués par l’un et l’autre
groupe. J’ai aussi un projet de travail avec la musique brésilienne : j’ai
remarqué qu’ici la musique n’a pas toujours besoin des percussions pour faire
danser les gens. Au Brésil, s’il n’y a pas de percussion, pas un pandeiro,
personne ne va danser. J’ai trouvé que cette différence était complémentaire.
Je vais faire un projet qui va apporter la richesse percussive du Brésil, et la
mélodie et le timbre des instruments traditionnels occitans. Mais pour cela, il
faut du temps : par exemple, rapprocher une danse comme la bourrée qui est
à trois temps, du boi do maranhão, et approcher le baião de la
scottish, ou trouver toute autre similitude de rythme qui puisse marcher. Il y
a déjà quelques morceaux que j’ai faits dans ce sens-là, mais c’est encore un
projet dans le futur. Mais mon rêve, c’est ce que je vois déjà en France avec
la musique traditionnelle : que le pífano entre un jour dans les
conservatoires au Brésil, et pourquoi pas aussi dans les conservatoires
français…
J’aimerais te poser une dernière question qui me
semble particulièrement importante, après tout ce que tu viens
d’expliquer : tu viens d’une musique que l’on peut qualifier d’originelle,
et d’autre part tu es intéressé par des fusions. Que penses-tu de cette
tradition ancrée dans un terrain, dans un domaine bien déterminé par rapport
aux fusions ? La fusion représente-t-elle l’avenir, peut-elle se
poursuivre après les premières innovations, ou bien n’est-elle pas que la
résultante d’une rencontre amicale, fortuite souvent, appelée à disparaître par
la suite ? C’est vrai que tu parais intéressé par ces mélanges totalement
inattendus ! En fin de compte, tu serais allé en Russie, tu aurais fait
jouer tes pífanos avec des balalaïkas, sans doute ?
Peut-être, je ne sais pas !! En tout cas, je pense que c’est très
important de connaître la tradition, et je veux la valoriser. Et pour ce qui
est des mélanges, je ne cherche pas à mélanger simplement pour mélanger. D'une part, il y a la tradition, qui est bien vivante et
dynamique, avec un processus de changement qui se fait lentement. D’autre part,
personnellement, j’aime procéder à des fusions. C’est moi, c’est mon univers,
en tant qu'artiste qui ai eu l’opportunité de vivre au Brésil, et maintenant de
vivre ici. C’est normal que dans mes créations, dans la musique que je vais produire
en tant que Carlos Valverde, musicien, j'utilise ce bagage pour créer ma
musique, faire ce que je trouve intéressant, et faire danser les gens. Quand je
trouve des liens, j’aime me servir de cette sorte de fusion. Cependant c’est
très important de bien connaître les deux traditions. Évidemment, on peut faire
ce que l’on veut : mais je trouve qu’on ne peut pas faire n’importe quoi,
sans savoir. Il faut connaître les rythmes, les contextes, les instruments, la
fabrication. Et si tout ça donne quelque chose, c’est peut-être ma fille qui va
connaître la tradition du pífano avec le fifre, la boha ! De
mon côté, j’aime bien ce côté de recherche à partir de la tradition, mais aussi
ce côté de création. Tout ce que j’ai appris ici, il va forcément en rester quelque
chose… Bien sûr, ici, je suis le Brésilien qui joue du pífano, mais
quand je vais rentrer au Brésil, mon pífano, il va avoir un accent
occitan ! C’est comme ça que les changements arrivent : si tu
regardes les Vitos et leurs flûtes tordues, tu sais bien qu’elles n’existaient
pas avant. C’est cet instant de rupture qui fait que dans quelques années, on
verra peut-être beaucoup d’autres personnes jouer avec de tels instruments. Plus qu'une évolution, c'est une dynamique !
Carlos et quelques flûtes de sa fabrication, façon traditionnelle, ou à l’accordage tempéré. Sur la droite, deux gaitas courbes semblables à celles des Vitos. |
À suivre, une rencontre de Carlos Valverde avec João do Pife en 2009, en musique et en images !