vendredi 15 février 2013

Carlos Valverde et les pífanos du Nordeste brésilien

propos recueillis par Jean-Christophe Maillard


Le Brésil semble se plaire à Toulouse et dans la région ! La Talvera y voyage et y opère des enquêtes, les Fabulos Trobadors se réfèrent entre autres aux repentistas et à leurs joutes verbales, Rita Macedo en a rapporté son talent et son accordéon, Joandre Camargo sa guitare… et plus récemment, Carlos Valverde a introduit dans la ville et ses alentours un nouveau venu, avec une tradition superbe et insoupçonnée : le pífano du Nordeste, cousin des fifres d’Occitanie, résonne désormais sous le ciel toulousain ! Si l’une des passions de Carlos est de jouer de son instrument, une autre est d’en parler… Pourquoi l’en priver ?

Du pífano au fifre… un Brésilien en terre d’Oc
Carlos, quelle a été au départ ta vocation pour te lancer dans cette musique ?
J’ai exercé d’abord un autre métier. Mes parents ne sont pas musiciens. Au départ, j’ai acheté une flûte pour la donner à un ami. C’est comme ça que j’y suis venu : j’ai aimé le son, ça m’a beaucoup plu, j’ai essayé d’en faire une, puis d’en jouer. Ça a été difficile, en autodidacte, en plus je me suis mis à jouer du côté gauche, ce que je fais toujours, bien que je ne sois pas gaucher. Pour les trous, je me suis aussi débrouillé seul, personne ne m’a rien dit. Puis au bout d’un an environ, j’ai entendu un groupe jouer à São Paulo, c’était une famille qui s’était installée là. Je suis alors allé les voir souvent, ils n’habitaient pas loin de chez moi. Ma passion devenait de plus en plus grande, alors je suis parti à Pernambuco, j’ai visité Caruaru, j’ai vu des maîtres, j’ai acheté des disques, des livres. Puis je suis entré au département d’anthropologie de la faculté de sciences sociales de Unicamp, l’université d’état de Campinas. Là, j’ai appris la méthodologie et les techniques de recherche, appliquées entre autres à l’étude des Indiens, de la musique, des maîtres… C’est là que j’ai fondé mon premier groupe apellé Grupo de pífanos Flautins Matuá, et que j’ai formé des gens à jouer. En 2007, grâce aux études de Renata, mon épouse, qui avait fait partie de ce premier groupe, je suis venu en France. Nous avons alors habité à Amiens, et j’ai emmené mon pífano… là-bas, j’ai connu Anne Pannet, qui est professeur de flûte, et avec elle nous avons fondé la bande des Pífanos Maracaju. Ensuite, j’ai dû retourner au Brésil, mais je les ai fait venir là-bas, et nous avons fait des échanges. C’est à cette époque que j’ai connu Ghislaine Desmaris de l’association Amuséon, qui joue de la cornemuse picarde pipasso et travaille avec Remy Dubois, facteur de cornemuses. J’ai alors commencé à connaître un peu la musique traditionnelle française. Puis elle m’a amené aux rencontres de luthiers de Saint-Chartier, et j’ai eu envie de faire une étude sur les fifres. Avec cette intention, j’ai écrit un projet, je l’ai proposé à l’ambassade, en vue de venir dans la région de Toulouse cette fois-ci. Je suis en France grâce à un visa Compétence et Talent que j’ai obtenu de l’ambassade de France à São Paulo, qui permet de développer les projets d’échanges entre les deux pays, et plus précisément, en ce qui me concerne, entre les pífanos, qui sont des flûtes brésiliennes, et les fifres, notamment dans la tradition de Gascogne. Ce projet doit durer six ans. Ensuite, je dois rentrer chez moi et travailler ce que j’ai appris, diffuser la musique des fifres, mais aussi celle d’autres instruments : quand tu vas étudier un instrument, il n’est pas seul, il y a d’autres instruments, une langue, toute une tradition, que petit à petit je commence à découvrir avec beaucoup d’intérêt. Je découvre des similitudes, mais aussi des différences entre les deux instruments : voilà le projet pour lequel je suis en France depuis avril 2011.

Et tu es au département de musiques traditionnelles du Conservatoire de Toulouse avec Xavier Vidal, professeur coordinateur, pour obtenir un Diplôme d’Études Musicales…
Exactement. Depuis octobre 2011, date d'ouverture de ce département, j'étudie le fifre avec lui, le répertoire de Gascogne, mais aussi de Nice, de Dunkerque et de Moissac. Ce qui me permet d’avoir un panorama général… J’ai eu de la chance de le rencontrer et de profiter de cette collaboration entre le CRRT et le COMDT qui ont créé ensemble ce département. Au début, je ne savais pas comment cela allait se passer, mais Toulouse est une belle ville, et puis la façon qu’a Xavier d' enseigner, sa générosité, tout cela m’a beaucoup plu.

Pour le fifre il y a la Suisse aussi, avec un répertoire plutôt militaire…
Oui, c’est ce que j’ai lu dans la thèse de Christian Vieussens, selon qui le fifre aurait été introduit en France par les mercenaires suisses, mais comme je suis en France, je me limite pour le moment à ses frontières.

Et tu dois écrire un mémoire pour ton diplôme ?
Oui, d’une trentaine de pages, et c’est l’occasion pour moi de réaliser ce que j’ai l’intention de faire depuis longtemps, c’est à dire une sorte de rapport comparatif entre le pífano et le fifre.

Et quand tu vas faire ton étude comparative, comment vas-tu t’y prendre ? Utiliseras-tu les outils de l’anthropologie, par exemple ?
Certainement, je ferai notamment allusion aux ouvrages de Lévi-Strauss, entre autres, mais comme ce sera un petit mémoire, je vais aussi insister sur les questions de fabrication pour donner aux gens un savoir-faire. Il y aura des extraits musicaux, et aussi des contacts pour connaître les maîtres, des liens sur Internet… Il y aura une étude organologique, une cartographie des instruments, une histoire des deux et après je ferai la comparaison. Donc j’établis des contacts, des liens, je veux surtout faire quelque chose d’utile, que les gens pourront regarder. J'ajouterai un CD avec des morceaux joués par des maîtres et musiciens célèbres, des morceaux pour fifre, pour pífano. Ce seront des morceaux traditionnels et contemporains, que jouent des musiciens comme Xavier Vidal, Guillaume Lopez, Christian Vieussens, Zephirin Castillon ou encore au Brésil Carlos Malta, João do Pife, Zabé da Loca, la famille Biano et aussi des gens comme ceux qui jouent dans mon groupe au Brésil dans un contexte actuel, dans les villes. L’intérêt du conservatoire, c’est de suivre des cours d’histoire de la musique, d’organologie, mais aussi de compléter ma formation qui au Brésil a surtout été une formation orale. Je ne sais ni lire ni écrire la musique, mais j’ai commencé à m’y mettre, je sais que c’est un outil vraiment important pour être un musicien complet…

… Tu devrais par exemple être capable de faire des transcriptions, pour établir tes comparaisons…
Voilà, exactement ! J’arrive à comprendre quelque chose quand j’écoute, mais ce n’est pas pareil. La première fois que j’ai soufflé dans une flûte, c’était à quatorze ans. J’ai commencé à percer des bambous à l’âge de dix-neuf ans, j’ai entendu que ça produisait des sons mais mes amis musiciens m’ont dit : - « bravo, très bien, mais ce n’est pas accordé ! » Je leur ai demandé ce qu’ils voulaient dire, alors ils m’ont montré le piano en me disant qu’il fallait que ça sonne comme ça, puis comme ça… et j’ai commencé à développer la technique de fabrication. Après, comme je t’ai expliqué, j’habite au Sud-Est du Brésil, et la flûte que je joue, elle est du Nordeste. Comme le Nordeste c’est le Polygone des Sécheresses, il y a beaucoup d’émigration, des gens qui descendent à São Paulo pour trouver du travail. São Paulo, mais aussi Brasilia, ce sont les Nordestains qui les ont construites, comme la plupart des villes. Ainsi, j’ai eu l’opportunité de connaître mes premiers maîtres, notamment Sebastião Biano de la Banda de Pífanos de Caruaru, dont la famille a commencé en 1924 avec son grand-père, qui joue encore magnifiquement à 96 ans ! C’est avec ce maître que j’ai commencé à connaître la tradition brésilienne, mais j’avais commencé à faire des flûtes avant. Alors, je me suis de plus en plus intéressé au Nord-Est, j’ai cherché des petits villages pour y trouver des joueurs, et j’ai mieux connu la réalité du pífano. Avant, il avait un côté religieux très fort, mais aussi profane et festif. Mais on joue moins à présent, à cause de la technologie, des CD, des claviers, les gens invitent moins ce type de personnes pour faire cette musique communautaire comme on le faisait avant. J’en ai été très désolé et perturbé, alors j’ai décidé de ne plus me consacrer qu’à ça, et même de quitter mon ancien métier dans l’immobilier pour ne m'adonner qu’à ma passion.

Il y a sans doute deux solutions pour l’avenir de cette musique : soit on parvient à la conserver dans son contexte actuel, avec les familles qui continuent à la pratiquer, et ça, ce serait formidable ; sinon, il est aussi possible qu’elle connaisse un second souffle dans un autre cadre, avec un tout autre genre de personnes qui la pratiquent, des gens comme toi issus de classes plus intellectuelles et de milieu urbain, qui prendront conscience de la qualité de cette musique. C’est une chose que l’on vérifie assez souvent dans des musiques traditionnelles issues du monde rural, lorsque cet univers connaît des mutations et que les milieux sociaux d’origine se mettent à les bouder… Toi, tu es un intellectuel du Sud-Est, qui habites une grande ville, et qui t’intéresses à la musique du Nordeste…
C’est un peu ce qui arrive chez moi. Au Brésil, les deux situations coexistent. Il y a des familles qui jouent le pífano de façon traditionnelle et qui gardent encore la tradition héritée de leurs grands-parents et il y a aussi des groupes qui utilisent l’instrument d’une façon moderne dans les contextes urbains. La culture populaire au Brésil est riche, vivante et dynamique ! À mon avis, ce qu’il y a à faire au Brésil c’est d’abord de mettre en valeur les maîtres ruraux, parce qu'ils sont la source. Il faut aussi agrandir et stimuler les rencontres et les échanges entre les familles rurales et les groupes urbains. Je pense que la tradition et la création musicales doivent être plus partagées, et seulement après cela, le pífano pourra devenir vraiment un instrument « populaire », c’est-à-dire un instrument que tout le monde connaît au Brésil.
Dans l’atelier de Carlos : Quelques outils et divers Fifres « tempérés » en cours de fabrication. 

Tu sais, c’est un peu aussi ce qui se passe ici : on ne joue plus la musique d’Occitanie, du Centre France, de Bretagne comme on la jouait il y a cent ans et c’est normal, les musiciens ne sont que rarement des paysans et les fonctions ont totalement changé, même si on a le droit de penser que cette musique continue à vivre dans son essence même de « voix d’un peuple » ou de « ciment social » par exemple ! Ce qu’il faut, c’est lui trouver une raison d’exister toujours !
Exactement ! Et avec l'expérience que nous vivons ici, on peut constater que c’est la même chose avec la boha, qui a disparu pendant toute une époque. L’avantage avec le pífano, c’est qu’on peut encore trouver des gens de quatre-vingts ans qui en jouent, il faut donc absolument faire quelque chose. Ce qui arrive, c’est qu’il y a de nouveaux groupes, qui ne font pas partie de la tradition du Nord-Est du Brésil et qui pratiquent cette musique hors de son endroit d’origine. Et quand je me suis mis à m’intéresser à cette musique, j’ai pris conscience de l’intérêt d’autres répertoires, comme la Samba di bombo, qui sont à côté de moi ! C’est ce qui peut arriver ici, si les gens s’intéressent à la musique du Nord-Est du Brésil, ils risquent de prendre plus conscience par la suite de ce qui est juste à côté d’eux. Dans ce sens, je pense que le pífano peut aider beaucoup le fifre. Ici j’ai des élèves en pífano, j’en ai eu en Picardie aussi, et plusieurs ignoraient ce qu’était le fifre. Donc, dans l’échange que je propose entre les deux musiques, il y a de l’intérêt dans les deux sens : en découvrant le fifre après avoir étudié le pífano, on s’aperçoit que c’est un instrument intéressant, avec un répertoire qu’on peut jouer dans la rue. De mon côté, il m’arrive souvent de jouer des musiques de fifre au pífano, et de pífano au fifre. Comme au CRR, mon premier instrument pour passer le diplôme, c’est le fifre, je travaille beaucoup en interaction entre les deux instruments. 
Au Brésil, il y a deux types de flûtes : au nord de Bahia, on trouve le pífano traversier, et au sud, il y a aussi le pífano vertical, comme la flûte à bec. Les deux flûtes s’appellent pífano, ou pife, ou taboca. Le mot pífano s’applique uniquement à ces deux types de flûtes, ce n’est donc pas très connu comme terme, même au Brésil, parce qu’il concerne une zone restreinte, contrairement aux sambas, aux maracatus, à la capoeira et tous les autres. J’ai des élèves qui sont allés au Brésil et qui ont parlé de pífano, et ils étaient déçus que personne ne sache ce que c’était ! Je leur ai dit alors que je leur indiquerais où aller, et qu’ils trouveraient tout ce qu’ils cherchent ! Pour les pífanos en général, on peut trouver trois modèles différents : les plus grands, les moyens et les petits. Il n’y a pas de tonalité spécifique, c’est juste un repère de taille. Les plus grands s’appellent Regra inteira, les moyens Meia regra, et les petits Três Quartos. Ces modèles se trouvent partout au Nordeste, mais chaque famille a son accordage, sa tonalité, et cette flûte traditionnelle n’a pas de tempérament fixé.

Quand tu dis « famille », ce ne sont pas des amis, des voisins qui jouent ensemble, mais des gens appartenant vraiment à la même famille ?
Ce sont des gens qui jouent avec leur père, leur grand-père… mais, si quelqu'un de la famille meurt, il est possible d’inviter des personnes de l'extérieur, mais ce sont toujours des proches. Dans la famille Biano, qui est très célèbre, il y a des regroupements de ce genre. Quand on parle de la formation traditionnelle, elle est composée ordinairement de deux flûtes, qui font des voix différentes, d'une grosse caisse, d'une caisse claire et d'une cymbale.

Et les flûtes de tailles différentes ne jouent pas ensemble ?
Non, ce sont toujours deux flûtes similaires. Les flûtes jouent en duo, ce qu’on appelle pareia, et comme elles jouent avec deux tambours et des cymbales, il suffit que les instruments de la pareia soient accordés entre eux. Ce sont aussi des gens de la famille qui sont aux percussions, et ils fabriquent tous les instruments, même les cymbales que l’on peut fabriquer avec des plaques de métal. Enfin, aujourd’hui, il se peut que parfois on achète les cymbales et les caisses claires dans le commerce, mais elles ont moins de valeur que celles que l'on fait soi-même. Alors, pour faire les tambours on évide des troncs d’arbres, les peaux sont de chèvre ou de mouton, et les attaches sont en cordes. Traditionnellement, on joue beaucoup pour les fêtes religieuses : mariages, baptêmes, fêtes de quartier, enterrements. Il y a un répertoire propre à chaque fête. Ces gens sont des villageois du Sertao, ils sont métis d’Indiens, d'Africains, d’Européens… on peut trouver des visages d’Indiens aux yeux bleus… et si on leur demande l’origine du pífano, tous vont dire qu'il est indien. Si l’on regarde les tambours et les cymbales, on voit bien sûr qu'ils sont également issus de la colonisation, et enfin, avec les rythmes, on constate la confluence de trois cultures : africaine, européenne et amérindienne. On peut aussi en voir une quatrième, ce sont les Maures qui ont influencé la culture européenne, mais c’est une influence indirecte. Mais si tu demandes à quelqu’un qui est joueur traditionnel de pífano, il te dira : « non, ce sont les Indiens, mon grand-père était indien »…

Et il n’y a pas du tout de percussion indienne, comme ces hochets qui ressemblent aux maracas par exemple ?
Non, mais comme le Nordeste est grand, on peut trouver d’autres instruments comme le triangle, le tambourin, le ganzá, (sorte de shaker). Chaque famille a sa tradition, sa propre pratique, c’est vivant, mais généralement, il s'agit des formations que j'ai décrites précédemment.
Pour rencontrer un maître, il faut beaucoup voyager, ce sont des gens qui travaillent la terre, ils ne sont pas musiciens professionnels, ils jouent mais leur métier c’est l’agriculture. C’est une pratique essentiellement masculine, il n'y a qu'une seule maîtresse du pífano, c’est Zabé da Loca. Elle a longtemps habité dans une grotte, c’est une vieille dame. Son nom vient du prénom Isabel, et loca, c’est la grotte. Aujourd’hui, beaucoup de femmes jouent, et mes élèves sont majoritairement des femmes ; il y en a aussi dans mon groupe, comme Renata, ma femme ; au Brésil les maîtres sont heureux de les voir arriver maintenant.

Et les flûtes indiennes elles-mêmes ? À quels groupes appartiennent-elles, à quoi ressemblent-elles ?
On a des textes des Jésuites qui virent les Indiens pour la première fois. Ils écrivent que les Indiens vivent tout nus, avec leurs fifres, avec leurs pífanos, on le retrouve dans de nombreux textes, et c’est donc une première référence. Les flûtes des Indiens m’ont toujours beaucoup intéressé, je suis collectionneur, je m’y suis penché quand je faisais ma licence d’anthropologie, et c’est un sujet sur lequel il y a encore beaucoup à faire.

Avec un musicien indien Krahô. 
Mais les Indiens, dans leur mode de vie traditionnel, sont extrêmement menacés au Brésil ?
Oui, toujours ! Mais on a la chance qu’il existe encore des groupes avec lesquels personne n'est encore rentré en contact. Aujourd’hui, lorsqu’on s’aperçoit qu’il existe des groupes de ce type, par exemple en survolant la forêt, on sait que ce sera inévitable, et on le retarde le plus possible. Et comme l’Amazonie est immense, il y a encore plusieurs endroits comme ça. Au niveau des flûtes, il y a un grand nombre de variétés. Il y a la uruá, qui est une flûte harmonique qui se joue par deux, il y a la kuluta, qui est une sorte de flûte à bec avec de la cire d’abeille qui sert de bouchon, et même la buzina qui est une sorte de clarinette à anche simple. On a une référence qui revient souvent, c’est la dualité mâle et femelle, et le pífano se joue aussi par deux. Il n'y a pas de grands rassemblements comme dans la tradition de fifre d’ici, qui joue plutôt à une seule voix ; au Brésil c’est toujours à deux voix, ce que l’on retrouve d'ailleurs dans le chant. Une autre chose importante dans ces flûtes traditionnelles, c’est qu’elles sont percées avec des trous de mêmes tailles, et placés à même distance les uns des autres.

Mais ça, c’est universel ! On le trouve partout, notamment en Europe. Il y a moins de cent ans qu’on se préoccupe de faire des trous inégaux ou à distances inégales...
Tout à fait, je crois que c’est naturel ! Chaque fois que l’on va chez un joueur de pife de Caruaru et qu’il va fabriquer une flûte, la mesure, c’est ses doigts ! Il met ses doigts sur le tube, il fait des marques, et il perce les trous. Ça, c’est une chose que j’ai vérifiée sur des fifres anciens qui sont au COMDT, qui eux aussi ont la même particularité. Il y a l’histoire de Zé do Pife, un maître très célèbre, que j’ai rencontré une fois et qui n’avait pas d’instrument avec lui. Je lui ai dit que j’en fabriquais moi-même, et j’en ai fabriqué deux qui puissent bien jouer ensemble, avec le tempérament moderne, au La 440, bref comme je pensais qu’il fallait faire ! Alors on a joué ensemble, ça sonnait juste pour moi, parfait… Il en a gardé une, et on s’est revus le lendemain : il avait agrandi tous les trous avec un fer rouge, et il m’a dit : « Carlos, ta flûte n’était pas bien accordée, maintenant elle est impeccable ! » Et après ça, j’ai vraiment compris ce que c’était que le tempérament : ce qui était bien pour moi ne l’était pas pour lui, et cette évidence-là m’a montré qu’il fallait valoriser l’accordage traditionnel et faire des répliques des flûtes de chaque maître que j’allais rencontrer. J’ai reproduit exactement les instruments pour avoir la sonorité, on obtient quelque chose de très riche, il ne faut vraiment pas le perdre. La tendance, normalement, c’est de dire : « ah non, ça c’est faux ! » mais moi, maintenant, je valorise les deux. Il faut des instruments tempérés pour jouer avec l’accordéon, le piano, tout le monde !… Mais je joue également avec les percussions, les tambours, j’utilise alors les instruments traditionnels, pour donner une couleur qu’il est vraiment important de préserver.

Carlos au Brésil, en compagnie de Zé do Pife, Juvelinas et la Banda de pífanos de Caruaru. 

Et tu joues le même répertoire dans les deux cas ?
On peut le faire, mais ça ne sonne pas de la même façon. Normalement, je joue le répertoire traditionnel sur les instruments « modernisés », mais quand j’ai l’occasion de jouer avec un musicien qui a un instrument spécial, comme cette flûte tordue qui ne se trouve que chez les Vitos, qui jouent de père en fils depuis cent cinquante ans, alors j’enregistre tout ce que je peux. Cette flûte, on la fait ainsi parce que le grand-père a trouvé un jour un bambou tordu et a dû le couper en deux pour ajuster la perce. Depuis, on l’a fait sur les autres bambous à l’endroit du nœud, puis on recolle les bouts entre eux. Mais maintenant, on le fait aussi en PVC, en mettant du sable chaud dans le tube pour le ployer sans qu’il casse. Ces flûtes à bec sont aussi des pífanos mais on les appelle plus précisément gaitas. Les Vitos sont de Sergipe et sont très connus. Alors que la musique de pífano est principalement instrumentale, eux ont un répertoire qui inclut la voix, ils chantent beaucoup. C’est un répertoire à deux voix, et ce sont les flûtistes qui chantent en alternance avec les passages joués.

Tu es à présent bien loin en distance de tout cet univers ! Et ici, qu’apprends-tu ? C’est donc le fifre sous diverses déclinaisons qui t’a attiré : ce voyage te semble-t-il fructueux ?
J’ai rencontré beaucoup de monde de la région : Pascal Petiprez, luthier au COMDT, Christian Vieussens, musicien reconnu, Daniel et Céline Loddo, collecteurs, éditeurs et musiciens... j’ai voulu faire des comparaisons avec les fifres d’ici, réfléchir sur les origines du pífano. Au travers du fifre, j’ai découvert la boha, la bodega, et aussi des gens comme François Beauchesne, un luthier breton, avec qui j'ai commencé à faire des échanges. Il fabrique des fifres en bois alors que je les fabrique en bambou. Je suis curieux d'essayer la fabrication en bois, même si les bambous du Brésil sont parfaitement adaptés. J'essaie d'appliquer ce que m’ont dit les maîtres du Brésil : un bon musicien doit savoir jouer, mais aussi fabriquer et enseigner. Alors, avec François Beauchesne, je commence à fabriquer des fifres et une boha, je donne des cours de pífano à l’association Maison Blanche, et au COMDT depuis janvier 2013. C’est une chance de vivre ici où l'histoire et la culture sont très présentes. Bien sûr, au Brésil, ce n’est pas pareil, il ne s'est écoulé que cinq cents ans depuis la première rencontre avec la culture européenne. Mais ici, je découvre plein d’instruments traditionnels et anciens, et je considère que c’est un privilège d’étudier avec Xavier Vidal, de rencontrer des gens des milieux traditionnels et des conservatoires. C’est mon projet : m'enrichir culturellement et personnellement de toute cette expérience. Quand je rentrerai au Brésil, j'emmènerai un peu de tout cela, avec les bourrées, les rondeaux, les mazurkas… en effet, la similitude avec la musique que je joue déjà, c’est que c’est de la musique pour danser, pour le bal. Bien sûr, avec le fifre, il y a un côté militaire, et le pífano, un côté religieux, mais les deux ont aussi le côté festif, pour faire danser les gens. Mais là-bas, quand je vais arriver avec un fifre, une cornemuse, les gens vont découvrir quelque chose de nouveau, et je veux diffuser ces instruments magnifiques.

C’est très difficile d’inviter une famille de musiciens brésiliens en France pour se produire ?
La difficulté vient du coût, celui du voyage essentiellement car généralement les cachets sont assez modestes au Brésil. Après, il y a des musiciens qui se déplacent plus ou moins facilement: avec Sebastião Biano ou Zabe da Loca, qui sont des gens qui ont plus de quatre-vingts ans, c’est un peu difficile. Mais les Vitos sont déjà venus une fois en Belgique, par exemple… ce qu’il faut, c’est trouver des partenaires. Quand ils viennent en voyage, tout change pour eux. Là où ils sont, on considère que ce qu’ils font est normal, alors que quand ils voyagent, les gens deviennent admiratifs, alors ça les stimule. Un projet de tournée en Europe, ce serait formidable, ça les valoriserait aux yeux de leurs concitoyens. Le fait que je vienne d'une ville, de Sao Paulo, et que je me rende dans les petits villages du Sertão, que je vienne voir les grand-pères puis que les gens me voient à la télévision, ça les impressionne beaucoup… mais ici, je m’occupe surtout d’enseignement, il faudrait avoir beaucoup de contacts. J’ai une entreprise de production au Brésil, il resterait à régler la question des voyages… Franchement, s’ils viennent ici, ils vont étonner, parce que les instruments sont très rustiques, la sonorité qu’ils ont est absolument fantastique, comme la façon dont ils chantent. Dans ce cadre-là, je pense que les Vitos conviendraient, et João do Pife aussi.

Parle-moi de tes projets ?
Il y a un projet à court terme, pour 2014, avec les pífanos d’Amiens, et leur groupe qui s’appelle Maracaju, et le groupe Pipassoneurs, qui est un groupe de pipasso installé aussi à Amiens. On va faire un CD mélangeant les deux ensembles. Il y aura des morceaux avec tout le monde, en jouant sur des pífanos en Si bémol que j’ai fabriqués spécialement pour sonner avec les pipasso, et des morceaux joués par l’un et l’autre groupe. J’ai aussi un projet de travail avec la musique brésilienne : j’ai remarqué qu’ici la musique n’a pas toujours besoin des percussions pour faire danser les gens. Au Brésil, s’il n’y a pas de percussion, pas un pandeiro, personne ne va danser. J’ai trouvé que cette différence était complémentaire. Je vais faire un projet qui va apporter la richesse percussive du Brésil, et la mélodie et le timbre des instruments traditionnels occitans. Mais pour cela, il faut du temps : par exemple, rapprocher une danse comme la bourrée qui est à trois temps, du boi do maranhão, et approcher le baião de la scottish, ou trouver toute autre similitude de rythme qui puisse marcher. Il y a déjà quelques morceaux que j’ai faits dans ce sens-là, mais c’est encore un projet dans le futur. Mais mon rêve, c’est ce que je vois déjà en France avec la musique traditionnelle : que le pífano entre un jour dans les conservatoires au Brésil, et pourquoi pas aussi dans les conservatoires français…

J’aimerais te poser une dernière question qui me semble particulièrement importante, après tout ce que tu viens d’expliquer : tu viens d’une musique que l’on peut qualifier d’originelle, et d’autre part tu es intéressé par des fusions. Que penses-tu de cette tradition ancrée dans un terrain, dans un domaine bien déterminé par rapport aux fusions ? La fusion représente-t-elle l’avenir, peut-elle se poursuivre après les premières innovations, ou bien n’est-elle pas que la résultante d’une rencontre amicale, fortuite souvent, appelée à disparaître par la suite ? C’est vrai que tu parais intéressé par ces mélanges totalement inattendus ! En fin de compte, tu serais allé en Russie, tu aurais fait jouer tes pífanos avec des balalaïkas, sans doute ?
Peut-être, je ne sais pas !! En tout cas, je pense que c’est très important de connaître la tradition, et je veux la valoriser. Et pour ce qui est des mélanges, je ne cherche pas à mélanger simplement pour mélanger. D'une part, il y a la tradition, qui est bien vivante et dynamique, avec un processus de changement qui se fait lentement. D’autre part, personnellement, j’aime procéder à des fusions. C’est moi, c’est mon univers, en tant qu'artiste qui ai eu l’opportunité de vivre au Brésil, et maintenant de vivre ici. C’est normal que dans mes créations, dans la musique que je vais produire en tant que Carlos Valverde, musicien, j'utilise ce bagage pour créer ma musique, faire ce que je trouve intéressant, et faire danser les gens. Quand je trouve des liens, j’aime me servir de cette sorte de fusion. Cependant c’est très important de bien connaître les deux traditions. Évidemment, on peut faire ce que l’on veut : mais je trouve qu’on ne peut pas faire n’importe quoi, sans savoir. Il faut connaître les rythmes, les contextes, les instruments, la fabrication. Et si tout ça donne quelque chose, c’est peut-être ma fille qui va connaître la tradition du pífano avec le fifre, la boha ! De mon côté, j’aime bien ce côté de recherche à partir de la tradition, mais aussi ce côté de création. Tout ce que j’ai appris ici, il va forcément en rester quelque chose… Bien sûr, ici, je suis le Brésilien qui joue du pífano, mais quand je vais rentrer au Brésil, mon pífano, il va avoir un accent occitan ! C’est comme ça que les changements arrivent : si tu regardes les Vitos et leurs flûtes tordues, tu sais bien qu’elles n’existaient pas avant. C’est cet instant de rupture qui fait que dans quelques années, on verra peut-être beaucoup d’autres personnes jouer avec de tels instruments. Plus qu'une évolution, c'est une dynamique !


Carlos et quelques flûtes de sa fabrication, façon traditionnelle, ou à l’accordage tempéré. Sur la droite, deux gaitas courbes semblables à celles des Vitos.

À suivre, une rencontre de Carlos Valverde avec João do Pife en 2009, en musique et en images !