par Jérôme
Cabot et Philippe Sahuc
Il existait en Couserans un projet culturel de pays : faire se rencontrer la diversité des façons de faire de la musique, traditionnelle ancienne, traditionnelle récemment inventée, contemporaine de tradition, contemporaine de traduction, et même contente et reine de trash diction. L'animateur de ce projet a eu envie que l'expérience se prolonge en introduisant un miroir... Il a pour cela associé un duo tarnais de pneuma-zeugma-rockers, Double Hapax, et un singulier des littératures écrite et orale, Philippe Sahuc Saüc. Pour une rencontre en quatre points de chute sur un an, une fois par saison, en commençant par le printemps, comme il se doit. Mais voilà, le miroir ainsi constitué a non seulement saisi le reflet mais s'est vite délecté de la mise en abîme du genre : je musique que je dis que je musique que je dis que je musique...
Il est temps que
Jikabo, auteur interprète de Double Hapax, indique si musiquer, employé par Apollinaire dans la Chanson du mal aimé,
n'est pas déjà un hapax, ce qu'est un hapax, et pourquoi des hapax doubles,
triples, etc.
Un hapax est un mot, une forme linguistique, un emploi
dont on ne peut relever qu'une occurrence (dans une langue et à une époque
données). Le mot ptyx,
employé par Mallarmé, est un hapax célèbre, dont on ne sait d’ailleurs toujours
pas ce qu’il peut vouloir dire. Mais au-delà des inventions poétiques, c’est
pour les langues anciennes, dont le corpus de textes a en grande partie
disparu, que la notion est véritablement pertinente : c’est par
recoupements entre toutes les occurrences d’un mot inconnu que le philologue,
l’archéologue, l’historien, peuvent arriver à en cerner les contextes
d’utilisation, et donc le sens. Quand le mot n’est attesté qu’une seule fois,
cet unique contexte ne permet pas nécessairement de trancher entre plusieurs
acceptions recevables, le sens reste obscur, rétif.
Un double hapax est donc a priori un paradoxe, une aberration sémantique, une alliance de
mots contradictoires : un oxymore. Oxymore ou vif, d’ailleurs : hapax
au carré, le duo Double Hapax réunit deux performances initialement solos, le
blues rock de Kestekop, one-man-band bricolant son orchestre de boucles
sonores, et son alter ego, Jikabo, usuellement seul et nu avec ses textes en
slameur solitaire face au micro. Deux langages personnels qui fusionnent en un
rock rhétorique inédit.
Et, dommage, musiquer n’est pas un hapax, attesté
depuis 1392, et notamment chez Diderot, Rousseau au XVIIIe siècle…
L’expérience du
Triple Hapax, reflet de miroir et posteur d’abîme, a donc commencé à Oust,
Couserans, à la saison des débourrages de printemps. Philippe Sahuc Saüc,
présent sous la forme Lu d’un homme Consoranorum, y propose un lien
entre musique traditionnelle et texte : une lecture en rythme de bourrée...
La tentative paraît
bien reçue, notamment des acteurs locaux de la musique actuelle. En vue de la
saison suivante, un travail se prépare sur rythmes de polka, valse, et rock,
mais façon étoile des neiges… autrement dit, en décalage avec ce qu’en dirait
Double Hapax par la plume de Jikabo, à savoir le rock entendu comme une musique sombre, rugueuse, révoltée,
colérique ou spleenétique.
À signaler tout de
même comme premier fruit de ces rencontres de scène et de coulisses : l'un des
premiers motifs d'écho à l'aventure collective a été la référence à la pratique
ancienne d'échange des musiciens entre vallées...
De
tout temps des musiciens ont circulé d'une vallée à l'autre
De
toute crête on a vu passer la musique en charrette
Passatges d'iretges, de
metges, tanben de Los Angeles
Deuxième saison, à
Castillon, toujours Couserans, aux ardeurs de Saint-Jean, Double Hapax met à
contribution Désespéranto, où il est question de langue.
Le rhétorock de Double Hapax s’auto-baptise du nom de désespéranto, dans un art poétique qui
s’en veut la deffence et illustration.
Sur le modèle de maraboudeficelle s’y
concatènent « des mots d’ici des
mots de là-bas des mots d’avant des mots des livres des mots de la rue des mots
de la fac des mots ardus des mots de mac des mots de prof des mots patraques
les mots de ton beauf et ceux de Chirac les mots qu’innovent et la novlangue la
langue de bois », anglicismes, castillan, racines hellènes, gros mots
sortis du caniveau ou du dictionnaire… La brèche était ouverte pour que
Philippe Sahuc y glisse sa polyglossie, sabir interstitiel.
On peut reconnaître
l’introduction, dans Désesperanto, d'autres langues, possiblement
parlées en Couserans et ayant ajouté à leur façon autant de possibles touches
au paysage sonore local : kurde (accueil en 1989 de quatre familles réfugiées à
Castillon), anglais (des installés et une langue qui s'installe de toute façon
toute seule), allemand (fromagers installés), wolof (connaissance d'au moins
une femme mariée là), bambara (la visite ancienne d'un ami), portugais (des
familles localement et anciennement installées), catalan (proximité
géographique et installation de nombreux réfugiés républicains), langue des
signes (n'y en a-t-il pas partout ?)...
Car le désespéranto en contrepèterie donne posté des errants. Entre les danses
folkloriques et le bal trad, Triple Hapax a surgi comme un éléphant nomade dans
un jeu de quilles en porcelaine, avec son idiome patchwork en duplex, le verbe
rosse et acerbe entre les Biroussans et les Serbes. Parachutage migrateur
introduisant vertige et profondeur de chant dans un cadre ritualisé de mémoire
païenne, davantage dédié à la rencontre des identités qu’à leur fusion.
Voilà ce qui s'était
écrit dans Pastel n°68 après ce deuxième temps de l'aventure :
Huec e contra-huec
Patrimòni de piroman? Entre los vint-e-un e vint-e-quatre
de julhet –pròche de vint-e-quatre amb la paur que lo rector espepisse los
pagans o pròche de vint-e-un amb l’ufan d’essèr pagan, se cal far cramar lo mai
gros fagòt de l’annada o far petar de flams lo mai desbrenat de har –enas
valeas de Mieja-Pireneas, aquò despenja del patrimoni de valea : fagòts
per lo Coserans e har berroi per lo Comenge.
Mès mai de levant o mai de ponent, lo fuòc de solstici
sembla un patrimòni vertadièr. Alavetz, quand una còla de devisaires, cantaires
e sonaires vòl far d’ajuda-crama per lo mai gros fagòt de l’annada, coma lo
vint-e-quatre de junh passat a Castillon-de-Coserans –que se cal malfisar del
rector, aquò que s’apera contra-passatge de flam…
Pr’aquò, se dit qu’en lo temps passat, aquèl jorn, se
fasiá pas solament que cramar de lenha mès tanbèn que se fumavan las bonas
èrbas, e que dansavan en fuòc totas bestias uroses de retrapar atal l’infern.
Alavetz, se vos disi que lo vint-e-quatre de junh passat en Coserans, s’es
cantat per la fina que s’enfuma e qu’un foet verbal a fait dansar totis
mólz-congre e aluca-AZF, vos sembla pas que troba lo patrimòni d’una autra
man ?
Feu et contre-feu
Feu et contre-feu
Patrimoine de pyromane ? Entre le vingt-et-un et le
vingt-quatre juillet – plus proche du vingt-quatre en cas de crainte que le
curé surveille les païens et plus proche du vingt-et-un par morgue d’être
païen, il faut faire brûler le plus gros fagot de l’année ou faire péter de
flammes le brandon le plus trituré – dans les vallées des Pyrénées centrales,
cela dépend du patrimoine de la vallée : fagot pour le Couserans et
énorme brandon pour le Comminges.
Mais que ce soit plus à l’ouest ou plus à l’est, la
pratique du feu de solstice semble être un véritable patrimoine. Aussi quand
une équipe de diseurs, chanteurs, sonneurs se propose d’aider à mettre le feu à
ce plus gros fagot de l’année – comme le vingt-quatre juin passé à
Castillon-en-Couserans – où on doit bien se méfier du curé, cela s’appelle un
contre-passatge de flammes…
Pourtant, il se dit qu’au temps passé, ce jour-là, on ne
faisait pas que brûler du bois mais aussi on faisait partir en fumée les bonnes
herbes et danser dans le feu toutes bêtes heureuses de retrouver ainsi l’enfer.
Aussi, si je vous dis que le vingt-quatre juin passé en Couserans, il s’est
chanté pour la fine créature qu’on enfume et qu’un fouet verbal y a fait danser
tous ceux qui traient le congre et allument les AZF, il ne vous semble pas que
cela fait réinventer le patrimoine de l’autre main ? 1
Jikabo, interrogé
pour savoir s’il s’y retrouvait, va faire plaisir à certains lecteurs, voire
certaines lectrices de Pastel, en
répondant simplement mais fermement : Oc !
Le désespéranto, c’est la tentative d’une langue
universelle sans le déni des langues vivantes ni les candeurs de
l’espérance : c’est l’espéranto enrichi d’un préfixe qui le dépouille de
la naïveté, l’anhistoricité, la tabula rasa
linguistique. Triple Hapax préfère le millefeuille à la cure macrobiotique.
C’est la revendication de vieilles langues chevauchées aux contours brouillés,
contre la novlangue et ses clichés. Par le désespéranto s’articule une lutte
plurilinguistique, et indissociablement poétique et politique.
Prat-Bonrepaux,
dernière saison de 2011, torpeur d'avant l'hiver… Et enfin, Taurignan-Vieux,
avec le gnac d'an nouveau.
C’est là que
l’aventure connaît son point d’orgue : l’expérience aura culminé lors de
sa soirée inaugurale à Oust, et son final à Taurignan, les deux dates
intermédiaires étant plus mitigées. Elle est marquée par l’introduction d’un
bout de texte lu en rythme de courante... Il faut dire que le message est
peut-être que toute rencontre se fait au moins à trois…
Voire en quintette. Car
Ariane Ruebrecht, photographe, et Professeur Zimon, ingénieur du son, sont des
pièces maîtresses du projet. Et jusqu’aux absentes rencontrées, puisque
l’ultime prestation scénique aura été un final improvisé à partir de la figure
amie de Quasimoda, création de Double Hapax, à laquelle se sont, à cette
occasion et en toute improvisation, ajoutés des fragments de pulaar, maninga,
gascon… Suffisant que cela fasse musique qui dit que musique qui dit que musique qui
dit...
1 In Pastel n°68, COMDT, 2e semestre 2011, pp 26-27