mercredi 20 novembre 2013

Marc Loopuyt, les Orients et le pays natal mythique

par Alem Alquier


Musicien-voyageur, Marc Loopuyt sait qu’il le sera depuis l’âge de dix ans : il eut une révélation lorsqu’un guitariste flamenco lui transperça la région cardiaque par un son inédit. On ne se remet pas d’un tel choc.
Plus tard on le retrouve au sud de l’Espagne, puis au Maroc, si visible et si proche. Il a été très vite emporté par l’oud, et par la culture qui va avec.
Passionné, il décrit avec précision les coutumes de ses familles d’adoption, notamment les tribus berbères du Moyen-Atlas. Féru d’architecture traditionnelle, il est capable de vivre dangereusement pour aller admirer une capitelle dans sa dernière région de résidence, le Languedoc-Roussillon.
Est-ce cet « esprit de primordialité », hérité des mêmes Berbères, qui lui permet d’aller droit au but ?
En septembre 2013, il fait partie du jury pour le recrutement des élèves du département des musiques traditionnelles au Conservatoire à Rayonnement Régional de Toulouse. À ce titre, et en tant qu’enseignant, il nous livre ses sentiments sur la pédagogie, sur la tradition, sur les nouvelles générations…



Voyage
Cette année est apparemment exceptionnelle du point de vue des talents ; aujourd’hui Marc Loopuyt a vu défiler des jeunes gens avec déjà du bagage et une sacrée motivation : il m’accueille dans la salle de cours du Conservatoire par ces réflexions, après le départ du dernier candidat. Puis nous discutons…
À l’âge de douze ans il travaillait déjà de nombreuses heures de guitare par jour, suscitant une certaine inquiétude chez ses parents (comment peut-on être passionné à ce point ?). Passion pour l’instrument doublée de « nostalgie du voyage », alors qu’il n’a jamais encore voyagé et qu’il ne connaît pas de tradition itinérante dans sa famille immédiate. Une sorte de « pays natal mythique » lui procure l’intuition du « musicien-voyageur ». Tardivement, il a effectué des recherches généalogiques et il apparaît qu’au XVIIe siècle, un de ses ancêtres gallois a épousé une femme du Daghestan à Izmir (Smyrne)...
Aujourd’hui, Marc Loopuyt couvre une connaissance « orientale » d’est en ouest, ayant débuté en Andalousie, puis au Maroc (sachant comme une évidence que son tout premier salaire irait à l’achat d’un oud…) jusqu’en Afghanistan, en passant par la Syrie, la Turquie, l’Azerbaïdjan où il a passé une année d’études dans le cadre de la Villa Medicis Hors-les-murs.


Centre
Je lui demande (avec comme objectif de recueillir des renseignements sur l’Oussoul) comment il est possible d’enseigner la musique traditionnelle ; il me fait plusieurs réponses, et notamment attire mon attention sur le fait que « dans les sociétés dites  traditionnelles, précisément, existe une sorte de fil d’Ariane, qui entraîne dans une certaine direction : autrefois, le fait (musical, ou autre…) était plus rare, mais  plus authentique, plus évident. Aujourd’hui, le rêve est prémâché. Nous ne pouvons que constater une absence de critériologie ». Bien qu’il apprécie ces rencontres avec les étudiants (de vingt à quarante ans environ) dans le cadre du diplôme de musique traditionnelle, et qu’il ait plaisir à voir des gens aussi motivés, il voit bien qu’ils sont souvent invités dans leur pratique à « papillonner » à l’extrême (certes avec aisance) ce qui dévoile bien un « aspect résiduel de la réalité », selon ses propres termes.
Son expérience avec les Berbères est tout autre. Chez les tribus de l’Atlas, c’est la limitation qui prime : une seule entité leur procure une force de cohésion. Et c’est cette force qui leur permet d’arriver au « centre du monde », vision métaphorique d’états de conscience différents, de rencontre avec soi-même. Et quant aux « états de conscience éminemment régénérants », Marc Loopuyt semble inépuisable : en ce qui concerne la transmission, justement, la musique est censée unir, dans tous les sens du terme. On peut parler là de « fusion entre les êtres », l’affirmation d’une unité. Retour au « centre », mus par la force centripète.
Le terme Oussoul signifie « fondement de toutes choses ». Cette technique d’apprentissage consiste en un travail sur des bases appelées « clefs », disposées selon un ordre hiérarchique à l’importance vitale, d’après Marc. On comprend aisément la raison pour laquelle ce système est un « fondement », car il contient un monde à lui seul : une articulation de modes rythmiques (une centaine), de modes mélodiques, de modes poétiques, qui entraînent le chant — d’ailleurs les textes antiques nous rapportent qu’on chantait la poésie, au lieu de la dire —, de modes chorégraphiques… À cela il convient de rajouter toute la métrique poétique (celle de la culture arabe est très aboutie) : les Bédouins étaient les maîtres de la poésie. Cette ethnie possède une tradition orale puissante, ce qui lui permet de développer un travail exceptionnel sur la mémoire. On verra que cette fameuse mémoire, tant décriée de nos jours à cause de l'écriture et de la technologie informatique, sert malgré tout de pilier à l’improvisation… Peut-être faut-il chercher dans le nomadisme cet « art de tout ce qui est transportable » (tissage, cuisine, poésie…) cultivé au plus haut point, « la production d’un groupe humain restreint, la fin d’une période, l’autarcie économique, l’esthétique, l’efficacité, l’inscription dans un temps différent »… Dans ces conditions la mémoire est évidemment fondamentale. Quoi qu’il en soit, autrefois les familles aisées envoyaient leurs enfants chez les Bédouins, « en stage » dirait-on aujourd’hui, pour apprendre la poésie… et Marc Loopuyt de raconter une anecdote vécue en tant que programmateur du festival de Tétouan au Maroc : un Bédouin invité s’exprimait en vers toute la journée, non pas pour démontrer quoi que ce soit, mais parce que c’était bel et bien son quotidien. Les organisateurs, citadins, cultivés, expérimentés… ne pouvaient pas lutter… ils ne s’attendaient absolument pas à ce phénomène !…


Village du moyen Atlas.

Passerelles
Par rapport à la musique occitane ou au flamenco, la ville de Toulouse voit se développer un apprentissage des musiques orientales encore trop modeste. Auparavant, M. Loopuyt a enseigné à l’École Nationale de Musique de Villeurbanne. Il assure que dans cette école, quiconque joue d’un instrument dans n’importe quel style (classique, baroque, traditionnel…) est obligé de suivre une matière dite d’« invention ». Non seulement elle permet, par le simple jeu de l’improvisation, des passerelles « faramineuses » entre Orient et Occident, mais en plus finit par susciter de véritables vocations insoupçonnées.
Pour en revenir à l’Oussoul, je sais que malheureusement, aujourd’hui, même les musiciens arabes sont passés au système de la partition occidentale, (je peux me tromper mais cette passerelle-là me paraît être un non-sens…) mais le luthiste m’a rassuré car il a évoqué de nombreux cas où ils finissent par « tricher » ; ils font semblant de lire et c’est heureux ! Oralité, quand tu nous tiens…
Seul un voyageur curieux comme lui peut nous transmettre ces « passerelles » : là où la lutherie rejoint l’interprétation, là où il est question de climat, de lumière, des états propres aux mâqamat… on peut les retrouver dans les modes occidentaux : un joueur de viole de gambe est par essence familiarisé aux différents modes. Il est censé savoir aisément « bouger » ses frettes… Une frette bien placée, et le mode répond de manière éclatante. Or, d’après les historiens arabes, nous apprend Marc, les premiers ouds étaient montés de frettes mobiles en boyau !
Jusqu’au XVIIIe siècle, le luth était l’instrument de référence, que ce soit en Orient ou en Occident. L’ambassadeur et orientaliste Jean-Pierre Guinhut estime que Marc Loopuyt « est passé par des phases multiples d’acculturation jusqu’à la maîtrise d’un art » (l’oud). Il se sent chez lui aussi bien au Maroc qu’en Turquie ou en Azerbaïdjan. Et les autochtones le perçoivent comme l’un des leurs.


Époque
Sans avoir la prétention de faire de l’anthropologie, je pose ensuite à Marc Loopuyt une question qui m’habite depuis un moment, à savoir si la musique dite « electro » n’est pas au fond une musique traditionnelle comme les autres, suivant les critères habituels, qu’on peut trouver dans n’importe quelle tribu de société « traditionnelle »1, ou même dans n’importe quel bal trad occidental digne de ce nom : plancher pour une danse effrénée, musique répétitive, rythmique simple (cet « esprit de primordialité », on pourrait l’identifier dans la musique binaire, après tout), communion, « être ensemble »… on pourrait même aller jusqu’à la prise de substances pour acquérir des états de conscience modifiés… J’en fais part à Marc et son opinion est tranchée : en ce qui concerne les critères traditionnels, nous sommes dans la pire des époques. Dans une rave, par exemple, les gens sont apparemment ensemble. Il n’en est rien. Pour lui c’est une consommation de plus, et dans nombre de domaines, les jeunes connaissent la parodie avant de connaître l’original. C’est très différent chez les Berbères ou chez les Amérindiens : les gens sont acteurs, chanteurs improvisateurs spontanés, il y a des appels pour changer de formes rythmiques, le cercle est profondément symbolique, il rassemble… Même l’habitat traditionnel traduit cette situation ! (la capitelle est l’igloo ou le nwala berbère… un habitat intermédiaire entre deux moments sociaux, entre deux mondes…) Un univers bien éloigné des décibels projetés par des baffles, où la voix peut à tout moment être plus forte que l’instrument. Il me parle alors de cette montagne, dans l’Atlas, qui « chantait » : ce sont les bergers qui chantent dans tous les vallons et qui, lorsqu'ils veulent appeler quelqu'un à plusieurs kilomètres, savent déformer les mots au départ pour qu'ils soient compréhensibles au loin ; c’est une véritable science de l'articulation. Autre état subtil de l’être, autre état d’apprentissage… 
Puis sans transition il embraye sur l’autodérision comme manière d’être des habitants de l’Atlas : la réalité est rigoureusement la même partout… mais elle est plus élégante, plus légère chez les Berbères : le « rigolomètre » y est toujours très haut !


Tradition
… et « perception indéfiniment approfondissable » : cette expression maîtresse employée par Marc Loopuyt peut s’appliquer aussi bien à l’art de la lutherie (fabriquer un oud relève autant de l’ébénisterie que de la connaissance cosmologique) qu’à la tradition tout entière : à Toulouse j’ai déjà entendu à plusieurs reprises Ravi Prasad clamer que « la tradition est un développement », petite phrase qui met en pièces la fausse opposition « tradition et modernité » désormais utilisée sans réflexion aucune absolument dans tous les domaines et dans tous les médias ; Marc Loopuyt quant à lui, s’appuie volontiers sur René Guénon et son schéma en croix : « On pourrait parler à la fois d’une transmission « verticale », du supra-humain à l’humain, et d’une transmission « horizontale », à travers les états ou les stades successifs de l’humanité ; la transmission verticale est d’ailleurs essentiellement « intemporelle », la transmission horizontale seule impliquant une succession chronologique. » 2
Marc Loopuyt parle de transmission « de poitrine à poitrine », persuadé que les jeunes générations y sont aussi sensibles que les précédentes. C’est l’endroit où se croisent l’horizontal et le vertical, dit-il, qui définit la même région cardiaque sensible aux transpercements de toutes sortes, à condition que ça sonne.



Vidéo d'Aurélie Albaret.


Pour en savoir plus sur Marc Loopuyt :
www.marcloopuyt.com

Marc Loopuyt, Portrait d'un amoureux des luths et des Orients
Un film de Patrice Pegeault et Yves Benitah, 59'
et Indalousie, 1h40
Captation par Patrice Pegeault et Yves Benitah 
DVD, Acte public, 2012




2. Guénon, René, Aperçus sur l’initiation, chapitre Tradition et transmission, Éd. Traditionnelles (réédition), Paris, 1986