par Alem Alquier
Musicien-voyageur, Marc Loopuyt sait qu’il le sera
depuis l’âge de dix ans : il eut une révélation lorsqu’un guitariste flamenco
lui transperça la région cardiaque par un son inédit. On ne se remet pas d’un
tel choc.
Plus tard on le retrouve au sud de l’Espagne, puis au
Maroc, si visible et si proche. Il a été très vite emporté par l’oud, et par la
culture qui va avec.
Passionné, il décrit avec précision les coutumes de ses familles
d’adoption, notamment les tribus berbères du Moyen-Atlas. Féru d’architecture
traditionnelle, il est capable de vivre dangereusement pour aller admirer une
capitelle dans sa dernière région de résidence, le Languedoc-Roussillon.
Est-ce cet « esprit de primordialité », hérité
des mêmes Berbères, qui lui permet d’aller droit au but ?
En septembre 2013, il fait partie du jury pour le
recrutement des élèves du département des musiques traditionnelles au Conservatoire
à Rayonnement Régional de Toulouse. À ce titre, et en tant qu’enseignant, il
nous livre ses sentiments sur la pédagogie, sur la tradition, sur les nouvelles
générations…
Cette année est apparemment exceptionnelle du point de
vue des talents ; aujourd’hui Marc Loopuyt a vu défiler des jeunes gens
avec déjà du bagage et une sacrée motivation : il m’accueille dans la salle de
cours du Conservatoire par ces réflexions, après le départ du dernier candidat.
Puis nous discutons…
À l’âge de douze ans il travaillait déjà de nombreuses
heures de guitare par jour, suscitant une certaine inquiétude chez ses parents
(comment peut-on être passionné à ce point ?). Passion pour l’instrument
doublée de « nostalgie du voyage », alors qu’il n’a jamais encore
voyagé et qu’il ne connaît pas de tradition itinérante dans sa famille
immédiate. Une sorte de « pays natal mythique » lui procure
l’intuition du « musicien-voyageur ». Tardivement, il a effectué des
recherches généalogiques et il apparaît qu’au XVIIe siècle, un de ses ancêtres
gallois a épousé une femme du Daghestan à Izmir (Smyrne)...
Aujourd’hui, Marc Loopuyt couvre une connaissance
« orientale » d’est en ouest, ayant débuté en Andalousie, puis au
Maroc (sachant comme une évidence que son tout premier salaire irait à l’achat
d’un oud…) jusqu’en Afghanistan, en passant par la Syrie, la Turquie, l’Azerbaïdjan
où il a passé une année d’études dans le cadre de la Villa Medicis
Hors-les-murs.
Centre
Je lui demande (avec comme objectif de recueillir des
renseignements sur l’Oussoul) comment il est possible d’enseigner la musique
traditionnelle ; il me fait plusieurs réponses, et notamment attire mon
attention sur le fait que « dans les sociétés dites traditionnelles,
précisément, existe une sorte de fil d’Ariane, qui entraîne dans une certaine
direction : autrefois, le fait (musical, ou autre…) était plus rare, mais
plus authentique, plus évident. Aujourd’hui, le rêve est prémâché. Nous
ne pouvons que constater une absence de critériologie ». Bien qu’il
apprécie ces rencontres avec les étudiants (de vingt à quarante ans environ)
dans le cadre du diplôme de musique traditionnelle, et qu’il ait plaisir à voir
des gens aussi motivés, il voit bien qu’ils sont souvent invités dans leur
pratique à « papillonner » à l’extrême (certes avec aisance) ce qui dévoile bien un « aspect résiduel de la réalité », selon ses propres
termes.
Son expérience avec les Berbères est tout autre. Chez
les tribus de l’Atlas, c’est la limitation qui prime : une seule entité leur
procure une force de cohésion. Et c’est cette force qui leur permet d’arriver
au « centre du monde », vision métaphorique d’états de conscience
différents, de rencontre avec soi-même. Et quant aux « états de conscience
éminemment régénérants », Marc Loopuyt semble inépuisable : en ce qui
concerne la transmission, justement, la musique est censée unir, dans tous les
sens du terme. On peut parler là de « fusion entre les êtres »,
l’affirmation d’une unité. Retour au « centre », mus par la force
centripète.
Le terme Oussoul signifie « fondement de toutes
choses ». Cette technique d’apprentissage consiste en un travail sur des
bases appelées « clefs », disposées selon un ordre hiérarchique à
l’importance vitale, d’après Marc. On comprend aisément la raison pour laquelle
ce système est un « fondement », car il contient un monde à lui seul
: une articulation de modes rythmiques (une centaine), de modes mélodiques,
de modes poétiques, qui entraînent le chant — d’ailleurs les textes antiques
nous rapportent qu’on chantait la poésie, au lieu de la dire —, de modes chorégraphiques…
À cela il convient de rajouter toute la métrique poétique (celle de la culture
arabe est très aboutie) : les Bédouins étaient les maîtres de la poésie. Cette
ethnie possède une tradition orale puissante, ce qui lui permet de développer
un travail exceptionnel sur la mémoire. On verra que cette fameuse mémoire,
tant décriée de nos jours à cause de l'écriture et de la technologie informatique, sert malgré tout de
pilier à l’improvisation… Peut-être faut-il chercher dans le nomadisme cet
« art de tout ce qui est transportable » (tissage, cuisine, poésie…)
cultivé au plus haut point, « la production d’un groupe humain restreint, la fin d’une
période, l’autarcie économique, l’esthétique, l’efficacité, l’inscription
dans un temps différent »… Dans ces conditions la mémoire est évidemment
fondamentale. Quoi qu’il en soit, autrefois les familles aisées envoyaient
leurs enfants chez les Bédouins, « en stage » dirait-on aujourd’hui,
pour apprendre la poésie… et Marc Loopuyt de raconter une anecdote vécue en
tant que programmateur du festival de Tétouan au Maroc : un Bédouin invité
s’exprimait en vers toute la journée, non pas pour démontrer quoi que ce soit,
mais parce que c’était bel et bien son quotidien. Les organisateurs, citadins,
cultivés, expérimentés… ne pouvaient pas lutter… ils ne s’attendaient
absolument pas à ce phénomène !…
Passerelles
Par rapport à la musique occitane ou au flamenco, la
ville de Toulouse voit se développer un apprentissage des musiques
orientales encore trop modeste. Auparavant, M. Loopuyt a enseigné à l’École Nationale de Musique de
Villeurbanne. Il assure que dans cette école, quiconque joue d’un instrument
dans n’importe quel style (classique, baroque, traditionnel…) est obligé de
suivre une matière dite d’« invention ». Non seulement elle permet,
par le simple jeu de l’improvisation, des passerelles
« faramineuses » entre Orient et Occident, mais en plus finit par
susciter de véritables vocations insoupçonnées.
Pour en revenir à l’Oussoul, je sais que malheureusement,
aujourd’hui, même les musiciens arabes sont passés au système de la partition
occidentale, (je peux me tromper mais cette passerelle-là me paraît être un
non-sens…) mais le luthiste m’a rassuré car il a évoqué de nombreux cas où ils
finissent par « tricher » ; ils font semblant de lire et c’est
heureux ! Oralité, quand tu nous tiens…
Seul un voyageur curieux comme lui peut nous transmettre
ces « passerelles » : là où la lutherie rejoint l’interprétation, là
où il est question de climat, de lumière, des états propres aux mâqamat…
on peut les retrouver dans les modes occidentaux : un joueur de viole de gambe
est par essence familiarisé aux différents modes. Il est censé savoir aisément
« bouger » ses frettes… Une frette bien placée, et le mode répond de
manière éclatante. Or, d’après les historiens arabes, nous apprend Marc, les
premiers ouds étaient montés de frettes mobiles en boyau !
Jusqu’au XVIIIe siècle, le luth était l’instrument de
référence, que ce soit en Orient ou en Occident. L’ambassadeur et orientaliste
Jean-Pierre Guinhut estime que Marc Loopuyt « est passé par des phases
multiples d’acculturation jusqu’à la maîtrise d’un art » (l’oud). Il
se sent chez lui aussi bien au Maroc qu’en Turquie ou en Azerbaïdjan. Et les
autochtones le perçoivent comme l’un des leurs.
Époque
Sans avoir la prétention de faire de l’anthropologie, je
pose ensuite à Marc Loopuyt une question qui m’habite depuis un moment, à
savoir si la musique dite « electro » n’est pas au fond une musique
traditionnelle comme les autres, suivant les critères habituels, qu’on peut
trouver dans n’importe quelle tribu de société « traditionnelle »1,
ou même dans n’importe quel bal trad occidental digne de ce nom : plancher pour
une danse effrénée, musique répétitive, rythmique simple (cet « esprit de
primordialité », on pourrait l’identifier dans la musique binaire, après
tout), communion, « être ensemble »… on pourrait même aller jusqu’à
la prise de substances pour acquérir des états de conscience modifiés… J’en
fais part à Marc et son opinion est tranchée : en ce qui concerne les critères
traditionnels, nous sommes dans la pire des époques. Dans une rave, par
exemple, les gens sont apparemment ensemble. Il n’en est rien. Pour lui c’est
une consommation de plus, et dans nombre de domaines, les jeunes connaissent la
parodie avant de connaître l’original. C’est très différent chez les Berbères
ou chez les Amérindiens : les gens sont acteurs, chanteurs improvisateurs spontanés, il y a des appels pour changer
de formes rythmiques, le cercle est profondément symbolique, il rassemble…
Même l’habitat traditionnel traduit cette situation ! (la capitelle est l’igloo
ou le nwala berbère… un habitat intermédiaire entre deux moments
sociaux, entre deux mondes…) Un univers bien éloigné des décibels projetés par
des baffles, où la voix peut à tout moment être plus forte que l’instrument. Il
me parle alors de cette montagne, dans l’Atlas, qui « chantait » : ce
sont les bergers qui chantent dans tous les vallons et qui, lorsqu'ils veulent appeler quelqu'un à plusieurs kilomètres, savent déformer les mots au départ pour qu'ils soient compréhensibles au loin ; c’est une véritable science de l'articulation. Autre état subtil de l’être, autre
état d’apprentissage…
Puis sans transition il embraye sur l’autodérision comme
manière d’être des habitants de l’Atlas : la réalité est rigoureusement la même
partout… mais elle est plus élégante, plus légère chez les Berbères : le
« rigolomètre » y est toujours très haut !
Tradition…
… et « perception indéfiniment
approfondissable » : cette expression maîtresse employée par Marc Loopuyt
peut s’appliquer aussi bien à l’art de la lutherie (fabriquer un oud relève
autant de l’ébénisterie que de la connaissance cosmologique) qu’à la tradition
tout entière : à Toulouse j’ai déjà entendu à plusieurs reprises Ravi Prasad
clamer que « la tradition est un développement », petite phrase qui
met en pièces la fausse opposition « tradition et modernité »
désormais utilisée sans réflexion aucune absolument dans tous les domaines et
dans tous les médias ; Marc Loopuyt quant à lui, s’appuie volontiers sur René
Guénon et son schéma en croix : « On pourrait parler à la fois d’une
transmission « verticale », du supra-humain à l’humain, et d’une
transmission « horizontale », à travers les états ou les stades
successifs de l’humanité ; la transmission verticale est d’ailleurs essentiellement
« intemporelle », la transmission horizontale seule impliquant une
succession chronologique. » 2
Marc Loopuyt parle de transmission « de poitrine à
poitrine », persuadé que les jeunes générations y sont aussi sensibles que
les précédentes. C’est l’endroit où se croisent l’horizontal et le vertical, dit-il, qui définit la même région cardiaque sensible aux
transpercements de toutes sortes, à condition que ça sonne.
Pour en savoir plus sur Marc Loopuyt :
www.marcloopuyt.com
Marc Loopuyt, Portrait d'un amoureux des luths et des Orients
Un film de Patrice Pegeault et Yves Benitah, 59'
et Indalousie, 1h40
Captation par Patrice Pegeault et Yves Benitah
DVD, Acte public, 2012
www.marcloopuyt.com
Marc Loopuyt, Portrait d'un amoureux des luths et des Orients
Un film de Patrice Pegeault et Yves Benitah, 59'
et Indalousie, 1h40
Captation par Patrice Pegeault et Yves Benitah
DVD, Acte public, 2012